Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/106

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la main. Nous le tenions toujours, aveugles et fidèles dans notre peur. Il n’y avait pas à craindre que Wamibo lâchât prise (on se souvenait que la brute avait plus de force que trois autres pris au hasard dans l’équipage). Mais nous craignions que le crochet cédât, et nous pensions aussi que le navire avait pris le parti de se retourner enfin. Il n’en fit rien pourtant. Une lame nous inonda. Le maître d’équipage cracha de l’embrun et ces mots :

— Debout et partons. Il y a embellie. A l’arrière tous, ou on est fichus.

Nous nous redressâmes, entourant jimmy. Nous l’implorions de se lever, de se tenir au moins. Il roulait ses yeux terrifiés, muet comme un poisson, tout ressort d’énergie brisé dans sa carcasse. Il refusait de se mettre sur pieds, de s’accrocher même à nos cous. Ce n’était plus qu’une froide enveloppe de peau noire, mal bourrée d’ouate molle ; bras et jambes pendant disloqués et veules, tête roulant de-ci de-là, lippe tombant énorme et lourde. Nous nous pressions autour de lui, excédés, déconfits ; nos corps qui le protégeaient se balançaient périlleusement d’une seule masse ; au seuil même de l’éternité, nous titubions tous ensemble, avec d’absurdes gestes dissimulateurs, comme un groupe d’hommes ivres embarrassés d’un cadavre volé.

Il fallait faire quelque chose. Le porter sur l’arrière coûte que coûte. Une corde lâche lui fut passée sous les aisselles, et nous hissant au péril de nos vies nous l’accrochâmes au taquet de misaine. Aucun bruit ne sortit de sa bouche ; il présentait l’aspect ridicule et lamentable d’une poupée à demi vidée de son et nous nous mîmes en route pour notre dangereux voyage vers l’autre extrémité du pont, traînant avec sollicitude derrière nous, calamiteux, déjeté, pitoyable, notre haïssable fardeau. Il n’était pas