Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à une dalle de verre dépoli. Des grains orageux suspendus à l’horizon tournaient autour de nous, très loin, grondants et courroucés, comme une troupe de fauves qui n’oseraient charger. Le soleil invisible, glissant au-dessus des mâts verticaux, mettait aux nuages une tache estompée de lumière diffuse, et, pareille, l’accompagnait une tache jumelle de clarté fanée, au même rythme, de l’est à l’ouest, sur la surface des eaux mates. La nuit, à travers l’impénétrable ténèbre de la terre et du ciel, de larges nappes de feu ondulaient sans bruit ; pour une demi-seconde, le navire, pris par le calme, se silhouettait mâts et gréement, chaque voile et chaque cordage nettement découpé en noir, au centre de ces flamboiements célestes, comme un vaisseau calciné captif en un globe de feu. Puis, de nouveau, pendant de longues heures, il demeurait perdu en un vaste univers de nuit et de silence, où des risées très douces, errant çà et là comme des âmes en peine, faisaient palpiter les voiles, on eût cru de peur soudaine, et arrachaient à l’océan, du fond de son linceul d’ombre, un murmure lointain de compassion — voix attristée, immense et frêle…

Une fois sa lampe éteinte et par la porte grande ouverte, Jimmy, en se retournant sur l’oreiller, pouvait voir s’évanouir par-delà la ligne droite de la lisse, fugaces et réitérées, les visions d’un monde fabuleux tramées de feux bondissants et d’eaux assoupies. L’éclair se reflétait au fond de ses larges yeux tristes qui semblaient en un rouge brasillement se consumer soudain dans sa figure noire ; puis il gisait alors, aveuglé, invisible, au sein d’une intense nuit. Du pont tranquille lui venait un bruit de pas légers, le souffle d’un homme flânant au seuil de la cabine, le faible craquement des mâts ployants, ou la voix calme de l’officier de quart réverbérée là-haut dure et claire, parmi les