Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/159

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un instant, déplorant ces choses, puis reprit d’un ton résigné :

— Qu’y faire ? Ce sera leur faute s’ils ont chaud un jour. Chaud que je dis ?… Les fournaises d’un de ces paquebots du White Star ne sont rien à côté.

Il se tut pendant quelques minutes. Un grand tumulte emplissait sa cervelle, vision brouillée de silhouettes rayonnantes, concert exaltant de chants enthousiastes et de gémissements torturés. Il souffrit, jouit, admira, approuva. Il se sentit content, effrayé, soulevé au-dessus de lui-même, comme cet autre soir (la seule fois de sa vie, vingt-sept années auparavant, il aimait à se rappeler le chiffre), où jeune homme alors, il lui était arrivé, se trouvant en mauvaise compagnie, de s’intoxiquer dans un café chantant de l’East End. Un flot d’émotion soudaine l’emporta, le ravit d’un coup hors de sa chair mortelle. Il plana. Il contempla face à face le secret de l’au-delà. Secret enchanteur, excellent. Il le chérit, en même temps que soi-même, tout l’équipage et Jimmy. Son cœur déborda de tendresse, de sympathie, du désir de se mêler de choses, d’inquiétude pour l’âme de ce noir, d’orgueil devant l’éternité certaine, d’un sentiment de puissance. Le saisir dans ses bras et le projeter en plein salut, au beau milieu…, pauvre âme noire… plus noire que son corps…, pourriture… démon… Non ! Ce n’était pas cela. Il fallait parler force… Samson… Un grand fracas comme de cymbales choquées résonna dans ses oreilles ; un éclair lui révéla un pêle-mêle extatique de visages radieux, de lis, de livres d’heures, de joie supra-terrestre, de linge blanc, de harpes d’or, de redingotes, d’ailes. Il vit des robes flottantes, des visages frais rasés, une mer de clarté, un lac de bitume. Des parfums suaves flottaient avec des relents de soufre — langues de feu rouge léchant une