Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/177

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— Puisqu’il se meurt, que je vous dis, répéta Belfast lugubrement en s’asseyant aux pieds de Singleton.

— Et pour un noir encore, continua le vieux loup de mer. J’en ai vu mourir comme des mouches.

Il s’arrêta, pensif, comme dans l’effort de se remémorer. Choses sinistres…, détails d’horreur…, hécatombes de nègres. Ils le regardaient fascinés. Il était assez vieux pour se souvenir de négriers, de mutineries sanglantes, de pirates peut-être. Qui pouvait dire à quelles violences et à quelles terreurs il avait survécu ! Qu’allait-il dire ? Il dit :

— Vous n’y pouvez rien. Il faut qu’il meure.

Il fit une nouvelle pause. Sa moustache et sa barbe remuaient. Il mâchait des mots, marmottait derrière son poil blanc emmêlé, incompréhensible et troublant comme un oracle derrière un voile.

— Rester à terre…, se faire porter malade… Au lieu de ça… nous amener tout ce vent debout. Peur. La mer veut son bien… Mourir en vue de terre. Toujours comme ça. Ils le savent…, long voyage…, plus de journées, plus de dollars… Restez tranquilles. Qu’est-ce qu’il vous faut ? N’y pouvez rien.

Il sembla sortir d’un rêve.

— Pour lui, ni pour vous, dit-il austèrement. Le patron n’est pas une bête. Il a son idée. Prenez garde, c’est moi qui le dis ! Je les connais !

Les yeux droits devant lui, il tourna la tête de gauche à droite, de droite à gauche, comme inspectant une longue rangée de patrons astucieux.

— Il a dit qu’il me casserait la tête ! cria Donkin d’un ton déchirant.

Singleton dirigea son regard vers le sol, d’un air d’attention intriguée, comme s’il n’y pouvait découvrir l’autre.

— Va-t’en au diable ! dit-il vaguement, y renonçant.