Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/181

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des dents, et, le menton incrusté dans la poitrine, il paraissait fouir dans sa chair vive comme pour atteindre son cœur au travers…

Ce matin-là, le Narcisse, à l’aube d’un nouveau jour de sa vie vagabonde, revêtit un aspect de fraîcheur somptueuse, comme la terre aux jours printaniers. Les ponts lavés miroitaient, longs, spacieux et clairs ; le soleil oblique arrachait aux cuivres jaunes un éclaboussement d’étincelles, dardait ses traits d’or sur les barres polies ; et les gouttes d’eau de mer isolées, oubliées par endroits le long de la lisse, étaient aussi limpides que des gouttes de rosée, et jetaient plus de feux que des brillants épars. Les voiles dormaient, bercées par une brise douce. Le soleil montant solitaire et splendide dans le ciel bleu vit sur l’eau bleue glisser un navire solitaire orienté au plus près.

Les hommes se pressaient sur trois rangs de profondeur à hauteur du grand mât, et en face de la cabine du commandant. Ils poussaient, se bousculaient, mines irrésolues, faces mornes. A chaque mouvement léger, Knowles flanchait lourdement du côté de sa jambe trop courte. Donkin glissait derrière les dos, inquiet et sur l’œil, comme un homme en quête d’une embuscade où se tapir. Le capitaine Allistoun sortit tout à coup. Il marcha de long en large, devant le front du groupe. Il était gris, mince, alerte, râpé sous le soleil et dur comme diamant. Il tenait sa main droite dans la poche de sa veste que distendait du même côté un objet lourd. Un des matelots s’éclaircit la voix avec solennité.

— je ne vous ai pas encore trouvés en faute, matelots, dit le patron s’arrêtant court.

Il leur faisait face de son regard usé, couleur d’acier, qu’une illusion commune semblait fixer droit dans chacune des vingt paires d’yeux braqués sur les siens. Der-