Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/198

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une période de calmes plats. Le ciel était clair, le baromètre haut. Avec le soleil la brise légère tomba, et un énorme silence, avant-courrier d’une nuit sans vent, descendit sur les eaux chaudes de l’Océan. Tant qu’il fit jour, l’équipage, rassemblé à l’avant, regarda sous le ciel oriental l’île de Flores qui haussait des contours irréguliers et brisés au-dessus de l’espace uni de la mer, comme une sombre ruine planant sur des solitudes désertiques.

C’était la première terre aperçue depuis près de quatre mois.

Charley ne tenait pas en place et, parmi l’indulgence générale, prenait des libertés avec ses supérieurs. Des matelots exaltés sans savoir pourquoi parlaient en groupes, allongeaient des bras nus. Pour la première fois de la traversée, l’existence factice de Jimmy sembla un moment oubliée en face de la réalité palpable. Nous en étions là malgré tout ! Belfast discourait, citant des cas imaginaires de courts passages de retour, sitôt les îles annoncées :

— Les petites goëlettes à oranges s’en tirent en cinq jours, affirmait-il. Quoi qu’il faut ? Un peu de bonne brise, voilà tout.

Archie maintint que sept jours était le moins qu’on pouvait mettre, et ils discutèrent amicalement avec des mots injurieux. Knowles déclara qu’il flairait déjà le port et, faisant une lourde embardée sur sa jambe trop courte, s’esclaffa à se rompre les côtes. Un groupe de loups de mer au poil gris regarda longtemps sans rien dire ni changer l’expression absorbée de leurs traits durs. L’un dit tout à coup :

— Londres n’est plus loin à présent.

— Mon premier soir à terre, tu paries que je m’envoie un bifteck aux oignons pour souper…