Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/39

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Devant la chambre du capitaine, M. Baker faisait l’appel. À mesure que les hommes, à pas butants et incertains, arrivaient à hauteur du grand mât, ils percevaient sur l’arrière son visage large et rond, un papier blanc devant les yeux, et, contre son épaule, la tête ensommeillée aux paupières lourdes du pilotin qui tenait, au bout de son bras levé, le globe lumineux d’un falot. Le bruit mou des pieds nus sur les planches n’avait pas cessé que le second commençait l’appel des noms. Il articulait distinctement, d’un ton sérieux, comme il seyait à cet appel qui sommait des hommes vers l’inquiète solitude, la lutte obscure et sans gloire, ou vers l’endurance plus pénible encore des petites privations et des fastidieux devoirs. À chaque nom prononcé, un homme répondait : « Oui, sir ! » ou « Présent ! » et, se détachant du groupe indistinct des têtes qui trouaient l’ombre des pavois de tribord, s’avançait pieds nus dans le cercle de clarté, puis en deux pas muets rentrait dans les ténèbres de l’autre côté du pont. Ils répondaient sur des tons différents : marmonnements pâteux, voix franches qui sonnaient clair ; et certains, comme si tout cela eût fait injure à leur dignité, prenaient une intonation blessée : car la discipline, à bord des navires de commerce, n’est guère cérémonieuse, ni très fort le sens de la hiérarchie, là où tous se sentent égaux devant l’immensité indifférente de la mer et l’exigence sans trêve de ses labeurs.

M. Baker lisait posément : « Hanssen, Campbell, Smith, Wamibo. Eh bien, Wamibo, pourquoi ne répondez-vous pas ? Il faut toujours l’appeler deux fois. »

Le Finnois poussa enfin un grognement inarticulé et, se portant en avant, traversa la zone de lumière, étrange, maigre et long, avec son visage de dormeur éveillé. Le second continua plus vite : « Craik, Singleton, Donkin…