Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/44

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sa famille à l’église deux fois chaque dimanche. À la mer, il s’endormait tous les soirs, sa lampe brûlant claire, sa pipe aux dents et sa Bible ouverte à la main. Il fallait qu’on allât, pendant la nuit, éteindre la lumière et retirer le livre de ses mains et la pipe de sa bouche.

— Car, se plaignait Belfast agacé, bête de vieux coq, tu finiras pas avaler ta bouffarde un beau soir, et nous n’aurons plus de cuisinier.

— Ah ! fils, je suis prêt à répondre à l’appel du Créateur… je voudrais que vous le soyez tous, répondait l’autre avec une mansuétude sereine, à la fois imbécile et touchante.

Belfast à la porte de la cuisine trépignait d’énervement :

— Saint idiot, va. J’ai pas envie que tu meures, hurlait-il en levant un visage furieux, des lèvres tordues, des yeux tendres. Y a pas de presse. Sacré vieil hérétique à tête de bois, le diable t’aura assez tôt. Mais pense à nous…, à nous…, à Nous !

Et il s’en allait piaffant, en lançant un jet de salive, dégoûté, crispé ; tandis que l’autre franchissait le seuil une poêle à la main, noir, fumant, placide, pour suivre d’un sourire supérieur, plein de pieuse suffisance, le dos de son « drôle de petit corps » tout frémissant de colère. C’étaient de grands amis.

M. Baker, nonchalamment appuyé contre le bordage reniflait l’humidité de la nuit en compagnie du lieutenant.

— De beaux grands gars, ces nègres des Antilles, il y en a… Hou ! N’est-ce pas ? Un beau gars celui-là, monsieur Creighton. On le sentirait au bout d’une amarre. Hein ? Hou ! Je le prendrai dans ma bordée. Probable.

Le lieutenant, jeune homme blond, d’allure distinguée, pourvu d’un visage énergique et d’un physique superbe,