Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/58

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que mentionneraient les gazettes maritimes. Il accompagnait d’un sourire sardonique le nom de son armateur, parlait rarement à ses officiers et réprouvait les fautes d’une voix débonnaire dont les mots tranchaient jusqu’au vif. Ses cheveux gris fer encadraient sa face dure, couleur de cuir de maugère. Tous les matins de sa vie, il se faisait la barbe — à six heures — sauf une fois où pris par un ouragan à quatre-vingts milles sud-ouest de Maurice, il y avait manqué trois jours consécutifs. Il ne craignait rien, sauf un Dieu sans miséricorde, et souhaitait finir ses jours dans une petite maison, un lopin de terre autour, loin dans la campagne — d’où l’on ne verrait pas la mer.

Lui, le régent de ce monde en miniature, descendait rarement des sommets olympiens de sa dunette. Plus bas — à ses pieds pour ainsi dire — les mortels du commun menaient le train affairé de leurs insignifiantes vies. D’un bout à l’autre du pont, M. Baker grognait d’un ton sanguinaire et inoffensif et nous tenait ferme le nez sur la tâche, étant, comme il en fit une fois la remarque, payé pour cela même. Les hommes qui besognaient sur le pont montraient une mine saine et contente — tels la plupart des marins une fois en pleine mer. La véritable paix de Dieu commence en n’importe quel point à cent lieues de la plus proche terre et quand Il envoie là les messagers de Sa puissance, ce n’est point en Son courroux terrible contre crime, présomption ou folie, mais paternellement, afin de ramener des cœurs simples, des cœurs ignorants qui ne savent rien de la vie et ne battent point aux troubles de l’envie devant la joie ou les biens d’autrui.

Le soir, les ponts dégagés prenaient un air paisible qui faisait penser à l’automne terrestre. Le soleil descendait à l’abîme de son repos enveloppé d’un manteau de chaudes nuées. À l’avant, assis sur les bouts des espars de rechange,