Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Plus de tes chaussettes dans ma cuisine, tu m’entends ?

Bientôt se répandit, officieuse, la nouvelle qu’en cas de récidive notre marmelade d’oranges (un extra à raison d’une demi-livre par homme) serait supprimée. M. Baker cessa d’accabler de facétieux reproches ses matelots préférés et distribua équitablement entre tous ses grognements soupçonneux. Les yeux froids du capitaine, du haut de la dunette, luisaient avec méfiance en suivant notre petite troupe allant des drisses aux bras des vergues pour assurer, selon l’usage de chaque soir, tous les cordages du gréement. Ce genre de vol, à bord d’un navire marchand, est difficile à empêcher, et peut passer pour une déclaration d’hostilité de l’équipage envers les officiers. C’est un mauvais symptôme. Dieu sait quel grabuge en peut sortir un jour. Sans que la paix eût cessé de régner à bord du Narcisse, la confiance mutuelle y était ébranlée. Donkin ne cachait pas sa joie. Nous demeurions stupides.

Belfast, sans logique, accabla notre nègre de reproches furieux. James Wait, accoudé sur son oreiller, s’étrangla, puis, haletant :

— Est-ce que je te l’avais demandé de la chopper ta boustifaille de malheur ? Le diable l’emporte, ta sacrée tarte. Ça me fait mal, espèce d’avorton de maboul Irlandais !

Belfast, le visage pourpre et les lèvres tremblantes, se rua sur lui. Tous les hommes présents se levèrent dans un seul cri. Il y eut un moment de tumulte sauvage. Une voix perçante clama :

— Tout beau, Belfast, tout beau !…

On s’attendait à voir Belfast tordre le cou à Wait sur-le-champ. Un nuage de poussière vola, au travers duquel la toux du nègre fit entendre ses éclats métalliques