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bouche amère

avait, pour regarder Henriette, une indéfinissable lueur dans les yeux. Il l’aurait peut-être aimée, s’il s’était écouté. Il ne s’écoutait pas. Il ne s’écoutait pas parce qu’il avait au moins une qualité : il savait qu’il n’était pas fiable. Il savait qu’il n’était pas pur, et qu’Henriette était trop fraîche, trop jeune pour sa vie brisée.

Sa vie brisée, c’était le mot. Bouche amère ne se souvenait pas du moment exact où, malgré son intelligence, au lieu de choisir les bons chemins, il s’était engagé dans tous les tournants qui ne le menaient nulle part. Son cours de droit, il n’avait pas voulu l’achever, pris d’un soudain dégoût. Le stage dans une banque, il s’en était lassé, au moment de réussir. Nommé gérant d’une succursale il n’avait pas voulu y aller. Il avait donné sa démission. Maintenant, il prospérait dans un bureau de courtage, mais l’argent qu’il faisait, il avait conscience qu’il ne le garderait pas. Un mauvais démon qui était peut-être son cynisme, l’empêchait de croire à toute stabilité.

À propos de tout, cette petite Henriette lui servait un sermon. Elle ne savait pourtant pas jusqu’à quel point il le méritait. Il l’appelait : mon petit curé, il riait. Elle aussi, tout en continuant à être intriguée. Elle prenait dans l’Imitation de J.-C., qui était son grand livre, les réflexions qu’elle lui servait sur la vanité des choses humaines. Mais Bouche amère ne lisait rien de pareil. Et puis, il ne croyait qu’aux bonheurs humains. Il allait bien à la messe, parce que tout le monde y allait, mais il était incrédule.