Page:Le Rouge et le Noir.djvu/289

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la vie qu’elle allait reprendre à Paris. Et cependant à Hyères elle regrettait Paris.

Et pourtant j’ai dix-neuf ans ! pensait-elle, c’est l’âge du bonheur, disent tous ces nigauds à tranches dorées. Elle regardait huit ou dix volumes de poésies nouvelles, accumulés, pendant le voyage de Provence, sur la console du salon. Elle avait le malheur d’avoir plus d’esprit que MM. de Croisenois, de Caylus, de Luz et ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu’ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provence, la poésie, le Midi, etc., etc.

Ces yeux si beaux, où respirait l’ennui le plus profond, et pis encore, le désespoir de trouver le plaisir, s’arrêtèrent sur Julien. Du moins, il n’était pas exactement comme un autre.

— M. Sorel, dit-elle avec cette voix vive, brève et qui n’a rien de féminin, qu’emploient les jeunes femmes de la haute classe :

— M. Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz ?

— Mademoiselle, je n’ai pas eu l’honneur d’être présenté à M. le duc. (On eût dit que ces mots et ce titre écorchaient la bouche du provincial orgueilleux.)

— Il a chargé mon frère de vous amener chez lui ; et, si vous y étiez venu, vous m’auriez donné des détails sur la terre de Villequier ; il est question d’y aller au printemps. Je voudrais savoir si le château est logeable, et si les environs sont aussi jolis qu’on le dit. Il y a tant de réputations usurpées !

Julien ne répondait pas.

— Venez au bal avec mon frère, ajouta-t-elle d’un ton fort sec.

Julien salua avec respect. Ainsi, même au milieu du bal, je dois des comptes à tous les membres de la famille ; ne suis-je pas payé comme homme d’affaires ? Sa mauvaise humeur ajouta : Dieu sait encore si ce que je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du père, du frère, de la mère ! C’est une véritable cour de prince souverain. Il faudrait y être d’une nullité parfaite, et cependant ne donner à personne le droit de se plaindre.