Page:Le Rouge et le Noir.djvu/304

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en parlant arrive facilement à une saillie imprudente, et le maître de la maison se croit déshonoré.

À ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien, s’arrêta devant l’hôtel de La Mole. Julien était amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau compliment, évidemment échappé à une profonde conviction : — Vous n’avez pas la légèreté française, et comprenez le principe de l’utilité. Il se trouvait que, justement l’avant-veille, Julien avait vu Marino Faliero, tragédie de M. Casimir Delavigne.

Israël Bertuccio n’a-t-il pas plus de caractère que tous ces nobles Vénitiens ? se disait notre plébéien révolté, et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvée remonte à l’an 700, un siècle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu’il y avait de plus noble ce soir, au bal de M. de Retz, ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu’au XIIIe siècle. Eh bien ! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, c’est d’Israël Bertuccio qu’on se souvient.

Une conspiration anéantit tous les titres donnés par les caprices sociaux. Là, un homme prend d’emblée le rang que lui assigne sa manière d’envisager la mort. L’esprit lui-même perd de son empire…

Que serait Danton aujourd’hui, dans ce siècle des Valenod et des Rênal ? Pas même substitut du procureur du roi…

Que dis-je ? il se serait vendu à la congrégation ; il serait ministre, car enfin ce grand Danton a volé. Mirabeau aussi s’est vendu. Napoléon avait volé des millions en Italie, sans quoi il eût été arrêté tout court par la pauvreté, comme Pichegru. La Fayette seul n’a jamais volé. Faut-il voler, faut-il se vendre ? pensa Julien. Cette question l’arrêta tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l’histoire de la Révolution.

Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothèque, il ne songeait encore qu’à la conversation du comte Altamira.

Dans le fait, se disait-il, après une longue rêverie, si ces Espagnols libéraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eût pas balayés avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards… comme moi ! s’écria tout à coup Julien, comme se réveillant en sursaut.