Page:Le Rouge et le Noir.djvu/330

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« Votre départ m’oblige à parler… Il serait au-dessus de mes forces de ne plus vous voir… »

Une pensée vint frapper Julien comme une découverte, interrompre l’examen qu’il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie. Je l’emporte sur le marquis de Croisenois, s’écria-t-il, moi, qui ne dis que des choses sérieuses ! Et lui est si joli ! il a des moustaches, un charmant uniforme ; il trouve toujours à dire, juste au moment convenable, un mot spirituel et fin.

Julien eut un instant délicieux ; il errait à l’aventure dans le jardin, fou de bonheur.

Plus tard il monta à son bureau, et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement n’était pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers marqués arrivés de Normandie, que le soin des procès normands l’obligeait à différer son départ pour le Languedoc.

— Je suis bien aise que vous ne partiez pas, lui dit le marquis, quand ils eurent fini de parler d’affaires, j’aime à vous voir. Julien sortit ; ce mot le gênait.

Et moi, je vais séduire sa fille ! rendre impossible peut-être ce mariage avec le marquis de Croisenois, qui fait le charme de son avenir : s’il n’est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret. Julien eut l’idée de partir pour le Languedoc malgré la lettre de Mathilde, malgré l’explication donnée au marquis. Cet éclair de vertu disparut bien vite.

Que je suis bon, se dit-il, moi, plébéien, avoir pitié d’une famille de ce rang ! Moi, que le duc de Chaulnes appelle un domestique ! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune ? En vendant de la rente, quand il apprend au château qu’il y aura le lendemain apparence de coup d’État. Et moi, jeté au dernier rang par une providence marâtre, moi à qui elle a donné un cœur noble et pas mille francs de rente, c’est-à-dire pas de pain, exactement parlant, pas de pain ; moi refuser un plaisir qui s’offre ! Une source limpide qui vient étancher ma soif dans le désert brûlant de la médiocrité que je traverse si péniblement ! Ma foi, pas si bête ; chacun pour soi dans ce désert d’égoïsme qu’on appelle la vie.