Page:Le Rouge et le Noir.djvu/428

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sure qu’il s’éloignait du moment de la bataille ; il en était déjà à se blâmer. Comment ai-je pu lui résister ! se disait-il ; si elle allait ne plus m’aimer ! un moment peut changer cette âme altière, et il faut convenir que je l’ai traitée d’une façon affreuse.

Le soir, il sentit bien qu’il fallait absolument paraître aux Bouffes dans la loge de madame de Fervaques. Elle l’avait expressément invité : Mathilde ne manquerait pas de savoir sa présence ou son absence impolie. Malgré l’évidence de ce raisonnement, il n’eut pas la force, au commencement de la soirée, de se plonger dans la société. En parlant, il allait perdre la moitié de son bonheur.

Dix heures sonnèrent : il fallut absolument se montrer.

Par bonheur, il trouva la loge de la maréchale remplie de femmes, et fut relégué près de la porte, et tout à fait caché par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule ; les accents divins du désespoir de Caroline dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. Madame de Fervaques vit ces larmes ; elles faisaient un tel contraste avec la mâle fermeté de sa physionomie habituelle, que cette âme de grande dame dès longtemps saturée de tout ce que la fierté de parvenue a de plus corrodant en fut touchée. Le peu qui restait chez elle d’un cœur de femme la porta à parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce moment.

— Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux troisièmes. À l’instant Julien se pencha dans la salle en s’appuyant assez impoliment sur le devant de la loge : il vit Mathilde ; ses yeux étaient brillants de larmes.

Et cependant ce n’est pas leur jour d’Opéra, pensa Julien ; quel empressement !

Mathilde avait décidé sa mère à venir aux Bouffes, malgré l’inconvenance du rang de la loge qu’une complaisante de la maison s’était empressée de leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soirée avec la maréchale.