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Éduens[1], puis une bourgade brûlée par les Sarrasins au viiie siècle, s’érigea en commune dès 1203, ayant obtenu du duc de Bourgogne, Eudes III, une charte d’affranchissement, moyennant une redevance annuelle de 200 marcs d’argent. Son industrie se développa rapidement dès lors. D’habiles ouvriers y travaillaient le fer et l’acier, mais ses fabriques de drap étaient surtout renommées ; l’eau de la petite rivière de la Bouzoise, qui l’arrose, excellait pour la teinture de l’écarlate. Ses vins d’autre part commençaient déjà leur réputation. On les servait à la table des rois ; on en expédiait à Reims, pour les cérémonies du Sacre[2]. Les États Généraux de la province et le Parlement des ducs de Bourgogne tenaient souvent à Beaune leurs séances, depuis 1310, avec un grand concours de nobles, de clercs et de laïques. C’était une place forte, bien cerclée de murailles, de fossés où avait été dérivée la Bouzoise, de tours et de bastions.

Avec la mort de Charles le Téméraire, en 1577, commença la décadence. Le Parlement de Bourgogne fut transféré à Dijon et, avec lui, émigra une grande partie de la noblesse. Cependant le commerce des draps demeurait prospère et continuait à enrichir la ville. Mais, à la suite des excès de la Ligue, une grande partie de la bourgeoisie qui l’exécrait s’était tournée vers le protestantisme. La révocation de l’Édit de Nantes, en 1685, chassa de Beaune près de deux cents familles qui s’expatrièrent emportant avec elles leur industrie, jetant sur le pavé les deux à trois mille ouvriers qui en vivaient. La ville se vida. Il ne lui resta plus que ses vignes, presque toutes entre les mains de l’Église et des communautés catholiques.

Durant le xviiie siècle, Beaune dut à la renommée de son hôpital, où de riches malades ne dédaignaient pas de venir se faire soigner et guérir, un regain de vie et un certain nombre d’embellissements. Mais rien de saillant n’aurait marqué l’existence paisible de la petite ville, sans l’aventure extraordinaire et tragicomique de sa « prise » en pleine paix, le 18 Décembre 1754, par le fameux contrebandier Mandrin[3].

Ce hardi flibustier, dont Voltaire a pu dire qu’on ne savait s’il était un voleur ou un conquérant, ce révolté, jeté hors la loi par une ruine imméritée et par un crime de droit commun, commis dans une heure de violence, avait sans vergogne, précurseur des révolutions futures, déclaré la guerre, à lui seul, à la caste haïe des Fermiers Généraux, ces terribles pressureurs d’impôts de l’ancien régime. Ayant établi en Suisse, près du lac de Genève, ses quartiers de retraite et le centre de recrutement de ses bandes, il exécuta en France, à la barbe de la maréchaussée, des gens du roi et des régiments lancés à sa poursuite, six fantastiques randonnées, débitant au grand jour sa contrebande d’étoffes et de tabac, et, par une ironie vengeresse qui ne manquait pas d’esprit, imposant sa marchandise à prix d’or à tous les agents de la Ferme, dont il vidait la caisse sur son passage et auxquels il cassait la tête s’ils résistaient.

UN CHARMANT AUVENT GOTHIQUE, À FLÉCHETTES DE PLOMB REPOUSSÉ, ABRITE L’ENTRÉE DE L’HÔTEL-DIEU (page 413).

Pendant la nuit du 14 au 15 Décembre, Mandrin, à la tête de 90 hommes bien montés et bien armés, sans compter les valets et les chevaux de charge, avait pénétré en Franche-Comté par le col de Saint-Cergues, en pleine neige, déroutant tous les postes-frontière par l’audace et la rapidité de ses mouvements. Dépassant Pontarlier avant même d’y avoir été signalé, il coucha, le soir du 15, à trois lieues de Besançon, le 16 à Mont-sous-Vaudrey, le 17, après avoir passé la Saône, à Corberon, en Bourgogne, d’où, le lendemain, il marcha sur Beaune. Les Beaunois avaient beaucoup ri de l’avis de se tenir sur leurs gardes, que leur avait fait passer M. de Tavannes, gouverneur de la province ; mais, lorsque l’alarme eut été donnée par des bonnes femmes de Corberon, venues au marché et racontant les « couchées des bandits », le Conseil de

  1. Elle se serait d’abord appelée Minervia, du nom de la légion Minervienne qui y campa, puis Belena, d’un temple érigé à Belenus, l’Apollon gaulois, d’où, par abréviation, Belna, Belnum, Belno-Castum, qui devinrent Beaune, après le xiiie siècle.
  2. Ils se payaient 56 livres la queue, ou les deux pièces, contre 10 à 24 livres celui qui se récoltait en Champagne.
  3. Cf. Mandrin, Capitaine général des Contrebandiers de France, par F. Funck-Brentano, Paris (Hachette), 1908.