Page:Le Tour du monde - 01.djvu/110

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une pointe aiguë, quelquefois noircie, donnait assez l’aspect de nos piques. Quelques-uns d’entre eux avaient des sabres lourds et grossiers ; d’autres, mais en petit nombre, étaient armés de petites carabines ; presque tous tenaient à la main de petits arcs et avaient sur l’épaule un carquois garni de flèches ; à une petite distance de la tente, se prélassaient dix canons montés sur affûts, avec de grandes roues assez grossièrement faites ; chaque canon était couvert d’un petit toit ou abri d’écorce de bouleau ; le tout peint en rouge ainsi que les affûts. Auprès de chaque canon, se tenait un homme avec un petit bâton à la main, mais nous ne pûmes pas voir si le bâton servait de manche à une mèche. L’amban nous refusa la permission de pénétrer dans la ville. Pendant l’entrevue, les soldats entrèrent en si grand nombre dans la tente, que l’on fut obligé, à deux fois, de les repousser avec des bâtons. En face de la ville basse, il y a une île sur laquelle on peut voir les débris d’un mur en terre, derniers vestiges de la forteresse que les Chinois-Mandchoux avaient construite sur cette île pour s’opposer aux excursions que les cosaques du dix-septième siècle faisaient sur la rivière.

À 5 verstes au-dessous de Sagalien, sur la rive gauche de l’Amour, gisent les restes d’Aigunt, qui, au dix septième siècle, avait toute l’importance que l’autre cité a acquise aujourd’hui. Lorsque les cosaques apparurent sur le fleuve, cet endroit fut abandonné peu à peu, et après la prise de Nertschinsk, on construisit la ville de Sagalien sur un ordre venu de Pékin.

Après l’embonchure de la Séja, les vallées s’élargissent des deux côtés de l’Amour ; les rives s’abaissent, et les montagnes bleuâtres disparaissent à l’horizon. Les parties basses sont couvertes de marais, au milieu desquels se trouvent de petits lacs entourés de beaux joncs. Nous sommes dans la grande courbe méridionale du bassin du fleuve. La flore daourienne, qui domine à l’embouchure de la Séja, est remplacée ici par la végétation européenne, que l’on rencontre jusqu’au confluent de la Sungari. On trouve maintenant le tilleul, le peuplier, le cornus mascula, le bryonia alba et plusieurs autres espèces, parmi lesquels croissent le noisetier, le chêne, le bouleau blanc. Il est à remarquer que, sur les rives du fleuve, on ne voit guère que des essences basses, mais, dans les villages et dans les jardins de Mandchoux, on trouve l’ormeau et le peuplier, qui sont plantés par l’homme, et que l’on ne rencontre à l’état de sauvage que très loin dans l’intérieur des vallées.

Toute cette contrée rappelle les meilleures parties du centre de la Russie d’Europe. Elle pourrait contenir une population considérable qui y trouverait toute facilité pour y élever de nombreux troupeaux et cultiver d’immenses champs propres à l’agriculture. En outre des ressources que des colons actifs retireraient d’un sol vierge, couvert de prairies naturelles admirables et d’une magnifique végétation forestière, l’Amour leur fournirait une quantité inépuisable de poisson.

Ce n’est qu’au confluent de la Burija que se termine cette suite de grandes vallées qui attendent l’agriculteur et le pâtre, et que le bassin de l’Amour est de nouveau resserré entre les montagnes.

La chaîne des monts Hing-gan, qui limite à l’ouest le bassin de la Sungari, franchit ici l’Amour pour aller croiser au nord les monts Yablonoïs et projeter de lointaines ramifications jusqu’aux extrémités nord-est du continent Asiatique. Dans cette partie resserrée de son lit, qui n’excède guère deux cents à deux cent cinquante mètres de largeur, l’Amour n’offre aucune de ces nombreuses îles qui le caractérisent en amont comme en aval ; mais ses eaux plus profondes, plus rapides et plus claires que partout ailleurs, réfléchissent, comme un limpide miroir, l’admirable végétation de ses bords. À droite, à gauche du navigateur, croît, verdoie, grandit et s’échelonne jusqu’aux sommets des montagnes, jusqu’aux extrémités de l’horizon, la forêt primitive, la forêt vierge aux puissantes futaies, à l’impénétrable sous-bois. Tandis qu’à trente mètres du sol le cèdre sibérien, le juglans, le pin cimbro et le chêne de Mongolie forment de leur puissante ramure une voûte rigide, d’un vert sombre, qu’émaillent çà et là, de teintes blanchâtres et mobiles, les folioles argentées du tremble et du bouleau, au pied de ces géants du règne végétal, d’innombrables arbustes, d’innombrables plantes, spécimens variés de cette flore daourienne si chère au botaniste et à l’horticulteur, se pressent dans un pêle-mêle indescriptible, dont la confusion est encore augmentée par les inextricables liens de la vigne sauvage et des trohastigma, étendant leurs tiges sarmenteuses du tronc gisant et vermoulu, où plongent leurs racines, au faite de l’arbre plein de sève qui leur sert d’échelon vers la lumière et le soleil.

Dans ces épais fourrés, les seuls sentiers frayés sont ceux que les ours des montagnes se sont ouverts entre leurs repaires, et en 1854, ni la hache du bûcheron, ni le fusil du chasseur n’avaient encore averti la faune de ces profondes solitudes que les hommes de l’Occident tenaient pour elle en réserve des bruits plus redoutables que les rauquements du tigre, son roi jusqu’alors incontesté.

Au delà de l’embouchure de la Burija, les montagnes de la rive gauche commencent à s’éloigner du fleuve et à se diriger directement au nord. Presque aussitôt après, celles de la rive droite tournent également au sud-ouest. Le fleuve lui-même, après qu’il a été débarrassé du voisinage des montagnes, se dirige graduellement à l’est. Après un espace montagneux d’environ 220 verstes d’étendue, on voit de larges vallées reparaître des deux côtés de l’Amour, et la nature y reprend le même aspect grandiose que l’expédition avait admiré dans les plaines précédentes. On y voit les mêmes espèces de bois et les mêmes prairies luxuriantes, et l’on ne peut que souhaiter que l’homme puisse profiter bientôt de tous ces dons de la nature.

Le 15 juin, nous atteignîmes l’embouchure de la Songari. Comme elle forme un delta, il est difficile de reconnaître le bras principal, et la rapidité avec laquelle nous descendions ne me permit que de prendre quelques notes sur ce puissant cours d’eau, qui apporte les eaux de la