Page:Le Tour du monde - 01.djvu/131

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dans la grande rue indique un centre de commerce assez animé ; le grand bazar est à droite ; à gauche, une rue descend vers le quai où sont les magasins de la Russie. Observé de haut en bas, Derbent est un grand parallélogramme qui s’étend depuis la mer jusqu’à une forteresse construite sur la première montagne. La muraille, après avoir fait le tour de la ville, s’élève et se prolonge en serpentant du côté de l’Orient, de ravins en ravins, et, je crois, sur toute la longueur de la chaîne caucasienne.

Cette muraille est, dit-on, contestée par les érudits ; mais nous pouvons affirmer que nous en avons rencontré les traces jusqu’à vingt-sept verstes de Derbent. La tradition dit qu’elle s’étendait de la mer Caspienne au Pont-Euxin sans interruption, et qu’il ne fallait que six heures pour porter des nouvelles d’une de ses extrémités à l’autre[1].

En 1832, un officier russe, poète et romancier, nommé Bestucheff Marlinsky, exilé depuis en Sibérie, visita la grande muraille du Caucase dans toute l’étendue qu’elle a dû occuper et, à son retour, écrivit à son colonel une lettre dont voici quelques extraits : (la traduction, comme on le verra bien, est d’Alexandre Dumas) :

« … Je viens de voir les restes de cette grande muraille qui séparait l’ancien monde du monde encore incivilisé à cette époque, c’est-à-dire de l’Europe.

« Elle a été bâtie par les Perses ou par les Mèdes, pour les garantir des invasions des barbares.

« Les barbares, c’était nous, mon cher colonel.

« Pardon, je me trompe : vos aïeux, princes géorgiens, faisaient partie du monde civilisé.

« Quel changement d’idées ! quelle succession d’événements !

« Si vous aimez aspirer, toucher et rejeter la poussière des vieux livres, ce dont toutefois vous me permettrez de douter, je vous conseille d’apprendre le tatar, — bon ! j’oublie que vous le parlez comme votre langue maternelle, — de lire Derbent namé, de vous rappeler votre plus vieux latin, de lire de Muro Caucasio, de Baer ; de feuilleter un peu Gmélius (Samuel Théophile), celui qui, après avoir été prisonnier du kan des Kirghis, est venu mourir au Caucase. Je vous conseille de regretter que Klaproth n’en ait rien écrit, et que le chevalier Gamba en ait écrit quelque chose comme une niaiserie, j’en ai grand’peur. Enfin, comparez encore les uns aux autres une douzaine d’auteurs dont j’ai oublié jusqu’aux noms, ou que je ne connais pas, mais qui, eux, connaissaient la muraille du Caucase et qui en parlaient ; puis alors, vous appuyant sur les preuves les plus authentiques, vous avouerez :

« 1o Que l’époque de la construction de cette muraille vous est parfaitement inconnue ;

« 2o Qu’elle est bâtie, ou par Isfendiar, ou Iskender, — les deux mots veulent dire Alexandre le Grand, — ou par Chosroès, ou par Nouchirvan.

« Et votre témoignage, ajouté à tous ceux que nous avons déjà, rendra la chose claire comme le soleil au moment extrême d’une éclipse.

« Mais ce qu’il y aura de prouvé, si cela toutefois ne reste pas douteux, c’est que cette muraille commençait à la Caspienne et finissait au Pont-Euxin.

  1. On n’a point dit à M. Moynet le secret de cette mystérieuse rapidité. Il est question aujourd’hui d’un moyen de communication plus réel : on parle d’établir un canal maritime entre la mer Caspienne et la mer Noire. Voici ce qu’écrit à ce sujet M. Gustave Cazavan, d’après le Journal des Économistes.

    « La dépression de terrain par laquelle la mer Caspienne communiquait, au dire des anciens auteurs, avec la mer Noire, au commencement des temps historiques, a été retrouvée ( ?). Cette dépression n’a cessé de contenir un cours d’eau considérable, qui peut être rendu aujourd’hui, par la volonté de l’homme, à la destination que les circonstances locales lui avaient assignée jadis. Il est constaté aujourd’hui que le Manytch, qui à l’ouest se jette dans le Don, à peu de distance de l’embouchure de ce fleuve dans la mer d’Azof, a une branche orientale qui se prolonge jusqu’à la mer Caspienne, et forme un cours d’eau continu de l’une à l’autre mer. Ce double fleuve contient toujours de l’eau, et pendant une partie de l’année, en grande abondance ; il a été parcouru aux mois d’avril et de mai 1859, presque d’une extrémité à l’autre, par une flottille russe composée d’un côtre à voile et d’un autre petit bâtiment.

    « Ces bâtiments, équipés aux frais du gouvernement russe, furent transportés par terre à Modschar, parce que le Volga n’était pas encore débarrassé de ses glaces et qu’il était urgent de profiter des hautes eaux du printemps. On emporta du bois à brûler, des briques pour établir des fours de campagne, pour quatre mois de vivres, etc. L’expédition, conduite par M. Sitnikow, et composée de géomètres qui avaient été chargés d’un premier travail topographique, partit le 5 avril 1859 de Modschar, les embarcations ayant été mises à flot sur le Maschtuk-Gol, parce que le débordement des eaux et la force du courant n’avaient pas permis d’amener les voitures sur un point plus rapproché de la mer Caspienne. Non-seulement tous les canaux étaient remplis d’eau, mais la plaine était inondée au loin. Ce fut même là un obstacle pour l’expédition, qui perdit beaucoup de temps à trouver son chemin.

    « Cependant, dès le 24 avril, on avait dépassé le lac de Sasta, et on se trouvait à proximité de la bifurcation. On était au point de partage des eaux, et, en effet, le fleuve avait si peu de profondeur, qu’on eut peine à avancer, d’autant plus qu’il ne recevait que très-peu d’eau d’un de ses affluents, le Kala-Uss, qui est à la vérité large et profond, mais qui déborde et verse ses eaux dans la plaine peu avant d’arriver au Manitch. M. Sitnikow suivit donc le conseil d’un prêtre kalmouk, et remonta le Kala-Uss, qui, pendant une dizaine de kilomètres, coule presque parallèlement au cours d’eau principal. On quitta cette rivière au point où elle tourne au sud, et l’expédition tout entière, hommes et bâtiments, rejoignit par terre le Manytch, qu’elle retrouva à 4 kilomètres de distance, au point où passe la route d’Astrakhan à Stauropol. À partir de là, on trouva de l’eau en abondance, et la flottille parvint sans difficulté dans le Liman Manytch, où malheureusement une violente tempête détruisit la plus petite des embarcations, dont néanmoins l’équipage fut sauvé. On arriva enfin le 24 mai, sans autre accident, à Rostow sur le Don.

    « Pendant la durée de l’expédition, les inspecteurs des entrepôts de Modschar et de Huyduk avaient dû mesurer à courts intervalles la hauteur de l’eau dans les canaux et lacs de leurs arrondissements, depuis la mer Caspienne jusqu’aux lacs Kœkœ-Ussun et de Sasta. L’inspecteur de Modschar, après avoir constaté, le 19 avril, que le pays était inondé partout au loin, remarqua un commencement de baisse dès le 26 du même mois, et quelques jours après, cette baisse avait fait de si grands progrès, que la plupart des terrains étaient à sec, et que les canaux ne contenaient plus que fort peu d’eau. S’étant informé des causes de ce phénomène, qui lui paraissait inexplicable, il apprit que depuis quelques années le cours du Manytch avait considérablement diminué, et que cela provenait de ce que les Turcomans qui occupaient les vastes plaines de la rive droite de la Kouma avaient établi des barrages non seulement sur ce fleuve, mais encore sur les divers canaux du Manytch, pour inonder leurs prairies et irriguer leurs champs. C’est pour ce motif que ni la Kouma, ni le Manytch, n’arrivent aujourd’hui jusqu’à la mer Noire. Tels sont les résultats géographiques, connus jusqu’ici, de cette expédition, et ces résultats ne peuvent laisser aucun doute sur la possibilité d’établir un canal navigable entre les deux mers. »