Page:Le Tour du monde - 01.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux hauts fonctionnaires français et anglais prennent la résolution de marcher plus avant et de frapper un grand coup dans le voisinage immédiat de la capitale. Malgré quelques nouvelles tentatives de conciliation, le jeudi 20 mai, on bombarde les forts et les batteries qui défendent l’embouchure de Peï-ho, et l’on s’en empare. Les obstacles ainsi écartés, les canonnières anglo-françaises commencent, sous la conduite des amiraux, leur marche vers Tien-tsin : les ambassadeurs restent au camp de Ta-kou.)

Nous dirigeons souvent nos promenades du côté du village de Ta-kou. L’espace qui le sépare du camp est couvert de chapeaux coniques que, dans leur précipitation, les guerriers chinois ont laissés choir sur le sol. Deux ou trois soldats nous apparaissent la tête coupée, les mains liées derrière le dos : ce sont des malheureux que les mandarins ont fait exécuter séance tenante, pour les punir de s’enfuir plus vite que leurs chefs. La plupart des rues sont désertes, et l’aspect du village est triste ; toutes les maisons sont construites en boue. Une pagode s’élève au milieu ; des nuées de pigeons ont fixé leur demeure dans les grands arbres qui l’entourent : à chaque coup de fusil ils s’éloignent, pour revenir aussitôt après ; et les officiers anglais et français approvisionnent leur table de cette chasse d’un nouveau genre. D’immenses salines s’étendent à perte de vue, et de petits tumulus en terre, renfermant les restes de notables Chinois, viennent seuls rompre la monotonie du paysage. À l’horizon, du côté de la mer, s’étend la longue ligne noire des navires européens, à demi éclairés par le soleil couchant, et mouillés si loin de terre que les mandarins et leurs soldats devaient se croire bien à l’abri de leurs coups.


(Les amiraux européens avertissent qu’ils sont arrivés devant la ville de Tien-tsin. Les ambassadeurs partent aussitôt, et bientôt après le baron Gros donne ordre à ses secrétaires et à ses attachés de le rejoindre).


Le 1er juin, à six heures du soir, nous quittons le camp de Ta-kou. Notre voyage se fait le plus facilement du monde, et le lendemain matin, dès l’aube, nous apercevons le vieux donjon crénelé, autrefois fortifié, aujourd’hui en ruines, qui annonce l’entrée de Tien-tsin. À un coude du Peï-ho, sur le bord laissé à sec par le flot qui descend, le corps d’un Chinois gît dans la vase. Deux gros bouledogues, les pattes de devant appuyées sur le thorax de l’homme, se disputent à belles dents à qui seul aura la proie. Les premiers rayons du soleil levant illuminent les têtes de ces bêtes féroces et les restes de l’homme à moitié dévorés.

Il y a dix lieues, par terre, de Ta-kou à Tien-tsin, et vingt-deux lieues par le fleuve. Le Peï-ho fait d’énormes détours, et ses tournants sont si brusques que les plus longues des canonnières avaient la plus grande peine à les franchir.

Le pays est vert, admirablement cultivé, mais il est d’une platitude et d’une monotonie désespérantes. Les fermes et les villages sont construits en pisé, comme nos étables et nos pressoirs de Normandie. Les chevaux sont petits et laids, les ânes et les mulets sont superbes. Dans les villages, une foule de chiens à moitié sauvages montrent volontiers les dents aux étrangers. Tout le long de la route, les habitants, en longue file sur le rivage, nous regardent passer avec une curiosité mêlée de crainte.

Vers neuf heures du matin, nous arrivons devant Tientsin. D’immenses approvisionnements en sel, en riz et en grains, couverts de nattes, occupent la rive gauche du fleuve. Les faubourgs s’étendent sur la rive droite, et la foule se presse à toutes les issues des rues pour voir s’avancer notre canonnière. Beaucoup de toits sont envahis par les curieux. Les jonques amarrées au rivage et les ponts de bateaux nous obligent à de nombreux temps d’arrêt. Nous jetons enfin l’ancre au mouillage que nous signale l’amiral Seymour, au point de jonction du Grand-Canal Impérial et du Peï-ho.

C’est là que s’élève le yamoun que les deux ambassadeurs ont choisi pour leur résidence (voy. p. 149). Lord Elgin occupe le côté gauche, et le baron Gros l’autre moitié. Ce yamoun, assez dégradé, a été bâti par l’empereur Kien-Foung, l’un des ancêtres de l’empereur actuel, qui en avait fait sa résidence d’été, ainsi que l’attestent diverses inscriptions encore visibles. Par derrière s’étend un vaste cimetière qui nous envoie ses émanations fétides, puis un petit village et la campagne à perte de vue.

En attendant l’arrivée de deux hauts commissaires impériaux qui sont annoncés par un avis officiel du grand conseil, nous profitons de nos loisirs pour visiter la ville et ses environs. Le matin, avant le lever du soleil, nous allons nous promener à cheval, sur la route de Pékin, sorte de large chaussée assez élevée au-dessus du sol. Nous nous arrêtons au pont de marbre qui est construit sur le Peï-ho, et qui est à environ trois quarts de lieue de notre mât de pavillon. S’écarter davantage serait imprudent, car il n’y a pas mal de soldats chinois et de petits camps de cavalerie tartare dispersés dans la campagne. Nous traversons la ville dans tous les sens, et nous n’y découvrons rien de bien remarquable. Elle est entourée de hautes murailles, comme toutes les villes chinoises ; seulement les rues sont plus larges que celles de Shang-haï et de Canton, à cause des lourds chariots que l’on rencontre, traînés par des mulets ou par des bœufs. Dans le sud de la Chine, tous les transports se font à dos d’hommes ; dans le nord, il y a des routes et des attelages. Toute l’activité commerciale semble s’être concentrée dans les faubourgs, surtout dans celui qui longe le Grand-Canal. C’est là que l’on trouve les boutiques de pelleteries, de papiers peints, d’éventails, et les rares antiquités que Tien-tsin peut offrir à la curiosité de l’étranger. Nous constatons la présence en ville de nombreux produits européens, des draps russes légers et aux couleurs voyantes, des cotonnades de Manchester, des boîtes d’allumettes chimiques allemandes. Nous apercevons quelques caricatures à notre adresse, que les Chinois font disparaître avec précipitation sur notre passage ; mais, voyant que nous ne faisons qu’en rire, ils nous les montrent ensuite et nous les laissent emporter. C’est un Européen grotes-