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Après cinq jours de relâche dans ce charmant pays, l’ambassadeur donna le signal du départ. Jusqu’au dernier moment, le pont de nos navires fut encombré de Japonais venant boire du champagne et des liqueurs, visiter la machine et les diverses parties du bâtiment, puis prendre de longues notes sur leurs éventails. Durant tout mon séjour dans le Céleste-Empire, je n’ai point vu, au contraire, un seul Chinois venir à bord, sauf pour nous vendre des marchandises. Les Japonais cherchent à s’instruire ; les Chinois dédaignent tout ce qui n’est pas dans les usages de la race aux cheveux noirs.



La baie de Yédo. — Mort de l’empereur civil. — Entrée dans la capitale. — Les canabo mohi. — Palais et jardins de l’empereur. — Promenades dans les rues. — Cortége des Daïmio. — La ville officielle ; la ville marchande. — Lutteurs. — Conférence diplomatique. — L’espionnage. — Signature du traité. — Départ de Yédo.


Nous quittons, dans la nuit du 19 septembre, la baie de Simoda pour gagner Kanagawa et Yédo. La veille, le gouverneur avait envoyé deux de ses officiers en grande tenue, à l’ambassadeur, pour lui annoncer officiellement la mort de l’empereur civil du Japon : cette importante nouvelle était arrivée, le matin même, de la capitale.

À l’entrée de la baie de Yédo nous voyons une foule de barques, de jonques, de villages, de villes, au-dessus desquels s’élève le Fusi-Yama, le mont national, dans toute sa majesté. Un soleil admirable dore les coteaux d’alentour. À trois heures de l’après-midi, nous mouillons à quatre milles du fond de la baie, où est la capitale. Devant la partie de la ville qu’on nomme Sinagawa, nous apercevons cinq bâtiments de guerre de forme européenne, dont deux à vapeur, donnés par l’Angleterre et la Hollande.

L’empereur civil est mort, depuis plus de vingt jours, de la goutte dans l’estomac ; il n’avait que trente-cinq ans. Le gouvernement a jugé prudent de cacher quelque temps sa mort, suivant en cela la politique traditionnelle de la cour de Yédo. Son successeur, qui est son fils adoptif, n’a que treize ans et n’est pas encore reconnu : c’est un conseil de régence qui gouverne. Durant quarante jours, les Japonais devront laisser pousser leur barbe en signe de deuil. On nous dit tout bas que le nouveau taïcoun est d’une humeur massacrante. Il commence ses grandes études et a peu de goût pour Confucius et ses commentaires. Les rites exigent qu’il étudie : son maître ne lui parle qu’à genoux, mais il lui parle assez durement.

Le Laplace est assiégé pendant quarante-huit heures par une foule d’officiers japonais, vêtus de riches étoffes de soie, avec une suite portant double sabre, allant, venant, circulant dans tout le bâtiment. Sept gouverneurs de Yédo viennent à la fois à bord. Mais la froide politesse de ce beau monde officiel nous fait regretter la franche bonhomie des habitants de Simoda. La volonté bien arrêtée du baron Gros de descendre a terre, d’habiter dans la cité même de Yédo et d’y négocier son traité, excite parmi ces hauts fonctionnaires les récriminations les plus vives, et donne lieu à d’interminables pourparlers. Enfin, après trois jours de ces fastidieuses visites, le séjour à terre, dans la cité même de Yédo, est accordé.

Le dimanche, 26 septembre, à onze heures du matin, nous partons dans trois embarcations pour fouler enfin le sol de la capitale du Japon. Il fait lourd et chaud : nous mettons une heure à gagner la terre. Nous passons devant cinq forts construits sur pilotis, entièrement à l’européenne, d’après les plans donnés jadis par les Portugais. Ils sont en fort bon état et couronnés de défenseurs. Nos bagages, partis le matin des bâtiments, ont été transportés à terre sur des jonques envoyées par les autorités japonaises. Nous approchons de terre avec difficulté ; la marée commençant à baisser, nos canots ne peuvent gagner le débarcadère. L’ambassadeur est obligé de passer sur une barque de pêcheur pour aborder, et il escalade par une échelle la terre si longtemps ingrate et inhospitalière du Japon, comme pour représenter ainsi la civilisation de l’Occident venant enfin battre en brèche l’antique civilisation japonaise. Nous nous trouvons dans une enceinte fortifiée, où sont rangés une centaine d’hommes à deux sabres, destinés à nous escorter ; à la porte nous rejoignons la chaise historique de l’ambassadeur et nos belles chaises à porteurs japonaises, ou norimons. Nous refusons de monter dans ces élégantes boîtes en laque, pour mieux voir, et nous marchons à la suite du baron Gros. Nous traversons durant quelques instants un quartier assez populeux ; mais les fameux canabo mohi, ou porteurs de tringles, nous précèdent et nous ouvrent le passage. Ces personnages, si profondément empreints de couleur locale, se relayent à chaque porte, c’est-la-dire tous les cent pas. Leurs tuniques à raies jaunes, vertes, noires ou rouges, les font ressembler a des diables. Ils portent une énorme tringle en fer, couronnée d’anneaux également en fer, qu’ils font résonner sur le sol, et terminée par une pointe aiguë qu’ils laissent tomber sur les pieds du populaire. La foule, à leur approche, s’écarte et nous laisse passer. Nous arrivons bientôt dans la ville officielle, dans le quartier réservé aux sous-bouniô durant leur année de résidence à Yédo, à leur famille et à leur suite. Tout ce que la vie monacale peut avoir de plus lugubre, de plus sévère, de plus sombre, se rencontre ici. Le style d’architecture est ornementé, mais analogue à celui d’une prison ; de grandes portes monumentales en chêne sont toujours fermées et ornées de larges serrures en fer ; derrière des fenêtres grillées, toute une population d’hommes, de femmes, de jeunes filles, nous regardent passer avec curiosité. D’un côté de la rue habitent les sous-bouniô et leurs familles ; de l’autre leurs domestiques. Du reste, tout est bien différent de la Chine : les rues sont larges, propres, aérées ; elles sont même macadamisées et bordées de chaque côté d’un ruisseau limpide ; les maisons ne sont point entassées les unes sur les autres, comme dans les villes chinoises. Partout on voit les traces d’une édilité active et vigilante. Au bout d’une