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rangs de la foule que les pieds des quadrupèdes au milieu des provisions ; rien ne les gêne, ils ne se détournent pour quoi que ce soit.

Le haut du marché est rempli de tentes de toutes formes, les unes hautes et pointues, se reliant à une perche qui en occupe le milieu ; d’autres carrées ; d’autres enfin ne se composant que d’une grande toile jetée sur deux morceaux de bois parallèles. Ces tentes sont recouvertes en étoffes brunes, blanches et rayées ; plusieurs sont encombrées de marchandises, quelques-unes habitées provisoirement par des pèlerins récemment revenus de la Mecque, et qui reprennent des forces pour le grand trajet qui leur reste à parcourir. Auprès des tentes, les chameaux glanent le maigre herbage qui peut croître dans cette plaine sablonneuse. Au loin, l’on voit se perdre dans les sentiers du désert une caravane, dont la course, ce matin commencée, doit durer au moins un mois.

Les provisions exposées en vente consistent en légumes, volailles vivantes, chevaux, ânes, et grossiers ustensiles de ménage ; aujourd’hui les esclaves manquent. Les femmes de la campagne ont le visage soigneusement voilé, non, comme en Algérie, par de légers tissus de mousseline qui laissent aisément deviner les traits qu’ils recouvrent, mais par une grosse toile blanche au-dessus de laquelle brillent deux yeux noirs. Aucune femme maure de la ville ne paraît au marché ; les hommes, peuvent seuls sortir et font tous les achats ; et c’est ici l’occasion de remarquer, dans la variété de costumes et d’attitudes qui m’environnent, combien il est de manières différentes et caractéristiques de draper et de porter un burnous. Du haut de la colline, avec la ville dans le fond, et la mer formant l’horizon, le tableau est digne de nos meilleurs peintres ; le soleil, le plus grand artiste de tous, y prodigue les splendeurs de son étincelant coloris !

L’argent du pays, que les Marocains gardent d’ordinaire dans leur ceinture, se compose de petites pièces rondes assez informes appelées rrhani ; elles valent chacune quinze flous ; le flou est un liard, dont trois forment le gros sou, ou mouzourah, qui vaut deux cuartos de Gibraltar.

Hamet achète, après beaucoup de négociations, de pourparlers, et même de dégustations, une petite terrine de beurre fondu, et, prenant grand soin de me déguiser son intention, s’engage dans des rues détournées vers une maison écartée ; il frappe à la porte ; on ouvre, il entre en me priant de l’attendre. Je feins de ne pas le comprendre, et je le suis. Il se retourne alors, et, me voyant déjà au delà du seuil, d’un air vexé qui se change bientôt en demi-sourire : « Eh bien ! entrez, me dit-il, seulement ne le racontez pas ! »

F. Schikler

(La fin à la prochaine livraison.)




TRADITIONS RELIGIEUSES DE LA POLYNÉSIE.




COSMOGONIE TAHITIENNE.


(Document inédit.)


Avant de mourir, un vieux Tahitien, nommé Maré, a raconté, sur la demande de M. le contre-amiral et gouverneur Lavaud, tout ce qu’il savait de la croyance religieuse de ses ancêtres. C’était un homme très-intelligent : la vivacité de son esprit et son élocution facile l’avaient fait élever à la fonction « d’orateur du gouvernement de Tahiti[1]. » Son manuscrit, rédigé par lui en langue indigène, est aujourd’hui conservé dans la bibliothèque du Dépôt de la marine, à Paris. Il nous a paru qu’il serait utile d’en publier une traduction. Ce document unique, ne fût-il considéré que sous le rapport littéraire, serait déjà d’un grand intérêt ; mais il mérite surtout l’attention à titre d’élément nouveau pour l’étude comparée des traditions religieuses de la Polynésie. Notre célèbre orientaliste, M. Eugène Burnouf, conseillait aux voyageurs de consigner avec soin dans leurs relations tout ce qu’ils pourraient apprendre sur les légendes cosmogoniques de cette partie du monde, isolée et inconnue de toutes les nations civilisées pendant une si longue suite de siècles. Il faisait observer que ces traditions qui, à l’époque des premières découvertes, formaient encore un faisceau commun, étaient exposées à s’éteindre et à disparaître avec les générations nouvelles, et qu’il fallait par conséquent se hâter d’en recueillir les débris déjà trop dispersés. À l’époque où M. E. Burnouf exprimait ce vœu, quelques recherches remarquables venaient d’être faites par l’Anglais W. Ellis et le Belge Mœrenhout dans la direction particulière indiquée par notre grand philologue ; depuis lors a paru le recueil des traditions nouveau-zélandaises publié par le gouverneur sir Georges Gray[2]. Il est satisfaisant d’être en mesure de prouver que l’occupation française à Tahiti n’aura pas eu lieu sans apporter sa part au travail commun. Le manuscrit de Maré comptera certainement parmi les relations les plus

curieuses qui soient encore sorties de la bouche trop

  1. L’orateur était dans l’assemblée des chefs de Tahiti ce que sont dans nos assemblées représentatives les commissaires du gouvernement.

    Nous donnerons le portrait de Maré, dessiné d’après nature à Tahiti, par un peintre habile, M. Charles Giraud, qui a longtemps habité cette île.

  2. Polynesian mythology and tradition on ancient history of the New-Zealand race.