Page:Le Tour du monde - 01.djvu/186

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déroule sur la mer des tropiques comme une vaste zone transparente de nuées lumineuses, et, par delà son infini, laisse deviner d’autres infinis. Sous ce beau ciel, si profond et si pur, je me demandais comment les astronomes de l’antiquité avaient pu inventer leur voûte de cristal : tout au plus comprend-on les Scandinaves qui voyaient dans leur ciel brumeux un énorme crâne où les nuages épars représentaient les flocons de la cervelle divine.

Peu à peu mes yeux se fermèrent et je tombai doucement dans un sommeil aussi agréable que la veille. En rêve je voyais encore les étoiles me scintiller du haut du ciel des promesses mystérieuses, quand je fus réveillé en sursaut par une voix partie du gaillard d’avant. Une grande masse noire se dressait devant nous à deux milles vers le nord-ouest : c’était l’île de Montserrat. À travers le bleu profond de l’air où flottaient çà et là comme des particules vaguement lumineuses on distinguait parfaitement au-dessus de l’horizon les profils aigus de deux montagnes jumelles.

C’était la première fois que je voyais une terre américaine et cependant je ne regrettai pas qu’il fût nuit. Ce pays de mon imagination ne m’apparaissait pas tout d’un coup dévoilé par la chaleur brutale du soleil, mais il se laissait deviner à la lueur des étoiles et m’offrait un cadre où je pouvais donner une vie à mes rêves. Dans cette masse noire je me figurais contempler toutes les splendeurs tropicales, les forêts impénétrables et pullulant de vie, les gorges profondes ruisselantes de cascades, les maisons blanches brillant à travers l’immense feuillage des manguiers, et des champs de cannes ou de plantains inclinés sous la brise.

Pendant que je croyais entrevoir toutes ces magnificences, le navire avançait rapidement et bientôt Montserrat ne fut plus à l’horizon qu’un nuage flottant et indécis. Je me laissai de nouveau tomber au fond de la chaloupe et rêvai de promenades sous les bosquets d’orangers. Ma promenade dura longtemps, car je dormais encore après le lever du soleil. Un violent jet d’eau me réveilla tout à coup ; les matelots faisaient la toilette matinale du navire, et sans me voir, avaient dirigé leur tuyau de pompe justement sur moi. Vêtu légèrement comme je l’étais, je ne fus pas trop alarmé de cette douche improvisée qui s’abattait sur ma tête et je me laissai bravement baigner comme un triton.

On a écrit la physiologie de bien des flâneurs, mais on a oublié le flâneur rôdant çà et là à bord d’un navire ; sa vie est bien plus agréable et variée qu’on ne le croit d’ordinaire : s’il aime la nature, il ne connaîtra jamais l’ennui. Quand le navire est encore dans le port, amarré par un câble à l’anneau du quai, le voyageur se demande avec un certain effroi si ce n’est pas folie de se hasarder dans une si petite maison flottante et de s’y emprisonner de gaieté de cœur pendant des mois entiers. Mais qu’il entre seulement : aussitôt cette étroite embarcation, cette simple planche que les poëtes disent séparer la vie de l’éternité, cette coque tremblante sur la mer, finit par devenir un monde. On y fait sans cesse de nouvelles découvertes et, le plus souvent, quand arrive la fin du voyage, plusieurs régions du navire sont encore des terres inconnues pour le passager. Je ne parle pas seulement de la cale, des soutes, des cambuses et de tous ces mystères d’obscurité recouverts par le parquet luisant des cabines. Là se trouvent des étangs d’eau douce où les cris des noyés s’étoufferaient sans écho, les cachettes et les trous où les rats noirs et les rats bruns ont organisé leurs républiques ennemies, les hideux fonds de cale où l’eau de mer suintant à travers le bois de chêne et se mêlant à tous les détritus des cargaisons répand son odeur infecte et délétère. Un matelot lui-même sait à peine se retrouver dans ce malsain dédale ; à plus forte raison un passager accoutumé à l’air libre et au grand soleil se perdrait-il misérablement dans ces ténèbres.

Le reste du navire est bien encore assez vaste pour qui sait observer, et les sujets d’étude ne manquent pas. Même en restant dans sa cabine, on est surpris par une foule de choses charmantes, car à bord tout est dans un mouvement perpétuel et les moindres objets semblent vivre d’une vie indépendante. C’est le baromètre qui danse et oscille suspendu par ses ligaments élastiques ; c’est la boussole qui bondit sur la rose des vents à chaque mouvement de la barre du gouvernail ; ce sont les tables, les chaises qui se penchent en gémissant, puis se relèvent, s’inclinent et s’entre-choquent ; de tous les coins sortent des cris étranges, des plaintes mystérieuses ; chaque planche fait entendre son craquement, chaque clou de métal son grincement criard, et sur le pont, les secousses violentes imprimées par la mer font rouler les chaînes avec un fracas terrible comme le galop d’un escadron. De temps en temps une vague plus forte que les autres vient heurter la joue du navire, et quand on la sent passer tout près de soi sur la surface extérieure des membrures, on ne peut réprimer un certain frisson de peur ; en même temps les coups de roulis deviennent plus violents et tous les objets de la cabine se livrent à une gymnastique imprévue ; les portes mal assujetties se ferment et se rouvrent avec fracas, les bouteilles et les verres s’élancent de la table et se brisent sur le parquet. Tout s’anime de mouvements joyeux, et cette danse vertigineuse, ces folles oscillations donnent une apparence de vie même aux poutrelles noircies du plafond. Mais rien n’est plus délicieux que le jeu des rayons du soleil pénétrant dans la chambre à travers la claire voie. Ces rayons sautillent dans tous les coins, entrent furtivement dans les cabines, se cachent, se poursuivent, se réfléchissent un moment dans les glaces, puis s’envolent de nouveau comme des oiseaux effarouchés. Quand le navire est fortement agité, ils entrent, flamboient et disparaissent si rapidement que l’œil ne peut les suivre.

Si le passager va se promener sur le pont ou sur la dunette d’autres spectacles l’attendent. Il faut d’abord qu’il marche à petits pas pour éviter les chutes et qu’il sache maintenir son équilibre par des mouvements improbables et compliqués ; le sol ondule, tremble et se dérobe sous sa marche ; en même temps les vagues viennent l’une après l’autre se dresser curieusement le long des bordages comme pour examiner sa manœuvre inhabile.