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endroit que la barre ou digue d’alluvions formée en travers de l’embouchure atteint sa plus grande hauteur.

Jusqu’ici, l’eau soulevée par la quille du navire et refoulée à gros bouillons dans le sillage est l’eau transparente et bleue du contre-courant sous-marin qui s’étale sous la surface jaune du fleuve ; mais dès que la quille a touché la barre et que le navire est retardé dans son élan par la résistance de la vase, aussitôt la couleur du sillage passe au jaune sale, et, dans le courant déjà boueux, s’élèvent de nouveaux tourbillons de boue. C’est alors que le pilote doit tenir le gouvernail d’une main ferme et suivre la passe d’un œil sûr, car la barre a près d’un mille de long, et il suffit de dévier quelque peu à droite ou à gauche pour engager irrévocablement le corps du navire. Une fois la quille engagée dans la boue du fond, elle soulève par son tangage les particules de vase ténue et les fait remonter vers le courant superficiel qui les entraîne, tandis que les grains de sable pesant s’accumulent autour de la coque et, se massant autour d’elle, finissent par la retenir comme des murailles de rochers.

Ainsi, peu de chose suffit pour décider de la perte ou du salut d’un navire. On en a vu dont la quille était engagée de quatre pieds dans la vase ne pas hésiter à franchir la barre sans remorqueur, et arriver jusqu’à l’eau profonde, drapeau flottant, voiles déployées. D’un autre côté, bien des navires attachés à un remorqueur et passant au milieu du canal ont dû à un moment d’indécision d’être pris en travers par le courant et poussés vers le rivage. Nous passâmes à quelques mètres d’un magnifique trois-mâts qui s’était perdu de cette manière et qu’on avait inutilement essayé de renflouer. Autour de lui s’étaient déjà formés d’énormes bancs de sable pareils à de grandes masses de liége flottant sur la surface du fleuve.

Après nous avoir introduits dans l’eau profonde, le pilote prit son argent et nous quitta sans dire mot, sans faire simulacre de politesse ; puis, son bateau à vapeur, laissant notre navire au milieu du fleuve, repartit pour aller chercher en mer un autre trois-mâts. Mais nous ne restâmes pas longtemps seuls, et bientôt des essaims de barques chargées d’oranges, de liqueurs, de sucre, de coquillages se détachèrent des pieux de la rive et vinrent nous offrir leurs marchandises.

Le village de Pilotsville, dont les baraques en planches s’élèvent sur la rive gauche, est généralement connu sous le nom de Balize. En réalité, ce nom appartient à un autre village fondé par les colons français sur la passe du sud-est, mais depuis que la passe du sud-ouest est devenue la principale embouchure du Mississipi, les pilotes y ont à la fois transporté leur industrie et le nom de leur misérable bourg. Il y a certainement bien peu d’endroits au monde ayant l’air aussi triste et désolé que la Balize. L’étroite bande de terre où sont groupées les maisons est en même temps le rivage du fleuve et celui de la mer ; les vagues salées et les flots d’eau douce la recouvrent tour à tour et s’y rencontrent dans un dédale de fossés remplis d’un mélange visqueux et corrompu ; partout où un renflement du terrain spongieux permet aux plantes de fixer leurs racines, des cannes sauvages et des roseaux y croissent en fourrés impénétrables. Les cabanes sont construites en planches aussi légères que possible afin qu’elles ne s’enfoncent pas dans le sol détrempé, et, pour que l’humidité puisse moins y pénétrer, elles sont juchées sur de hauts pilotis comme sur des perchoirs. Aussi, quand le vent d’orage souffle et que les vagues de la mer viennent l’une après l’autre s’écrouler dans le fleuve par-dessus le cordon littoral, les maisons de la Balize pourraient bien être emportées si elles n’étaient amarrées comme des navires : parfois même le village en vient à chasser sur ses ancres. Les fièvres et la mort se dégagent incessamment du manteau de miasmes étendu sur la Balize. Quatre cents Américains ont pourtant le courage de se percher dans ces baraques et d’y cuver leur fièvre, dans l’espérance de pouvoir rançonner les navires de passage.

Un léger vent soufflait du sud, et notre capitaine voulut en profiter pour remonter le courant à force de voiles ; par malheur, les détours du fleuve sont très-nombreux, et les matelots étaient forcés de louvoyer sans cesse, de brasser et de carguer les voiles pour les brasser encore. Ils n’en pouvaient plus de travail, quand le navire leur rendit le service de venir s’enfoncer de plusieurs pieds dans la vase molle du rivage. Les matelots ne se plaignirent guère de ce contre-temps, et moi, tout heureux, je me hâtais de saisir la chaîne de l’ancre suspendue à l’avant, de me laisser glisser et de sauter sur la berge.

On éprouve une sensation étrange en touchant la terre solide après avoir foulé pendant de longues semaines le sol mobile et tremblant du navire. On sent le vertige comme le convalescent cherchant à marcher après une longue maladie ; les pieds habitués à la mobilité de leur point d’appui ont fini par s’y habituer si bien que par contraste la terre leur semble devenue instable et qu’on la sent vibrer comme si elle était secouée par un frisson volcanique. Cette étrange sensation ne diminua pas le plaisir que j’éprouvai à fouler de nouveau la terre ferme et ce fut avec une joie de prisonnier recouvrant la liberté que je m’enfonçai dans le fourré de cannes sauvages. À peine étais-je parvenu à me glisser à quelques mètres de distance dans cette épaisse masse de végétation, que déjà je ne pouvais plus distinguer le navire à travers le nombre immense des tiges çà et là balancées. Chacun de mes pas faisait pétiller ou craquer les amas de roseaux desséchés qui jonchaient le sol, et j’avais presque peur en produisant tout ce fracas de réveiller quelque serpent enroulé autour d’une racine. Au-dessus de ma tête, les cannes s’élevaient à vingt pieds de hauteur et ne laissaient entrevoir qu’un étroit espace du ciel et… le fil d’un télégraphe électrique.

Dans les solitudes de la Louisiane, la science ne semble pas être dans sa patrie, et ce fil qui transmet mystérieusement la pensée me paraissait d’autant plus étrange qu’il passe au-dessus des roseaux, loin de tous les champs cultivés, entre des marécages croupissants et un fleuve vaseux. Telle est la marche de la civilisation aux États-Unis : ici, sur une terre humide qui n’est pas encore franchement le continent, mais seulement un résidu des