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cades d’eau limpide, tombant du haut des montagnes, venaient fertiliser la plaine. Je me souvenais à peine, dans ce séjour d’un printemps perpétuel, que peu auparavant j’avais traversé des déserts effroyables.

« Dans ces riantes et heureuses vallées se trouvent des villages habités par les Berbères, race robuste et vigoureuse qui occupe toute la chaîne de l’Atlas ; ils se livrent avec ardeur à la chasse : ce sont d’excellents tireurs. Après la chasse leur principale occupation est de cultiver les vallées et de garder les bestiaux. Ils sont à peu près indépendants, et payent ou refusent les tributs qu’on leur impose, suivant qu’il leur plaît.

« Chaque village élit son scheik, conservant ainsi une trace du gouvernement républicain sous le pire des gouvernements despotiques.

« Il est assez difficile de décrire ce qu’on éprouve devant cette nature sauvage et grandiose : montagnes élevées, précipices dangereux, vallées profondes qui ressemblent à des abîmes, tout vous frappe d’un sentiment de crainte et de terreur, plus facile à concevoir qu’à dépeindre. Des troupeaux de chèvres et de moutons qui grimpent, pour chercher leur maigre nourriture le long de pentes âpres, stériles et désolées, des vallées fertiles, couvertes de moissons et de verdure, arrosées de ruisseaux d’eau vive, tel est le contraste que présente la partie de l’Atlas que j’ai visitée.

« Traversant la grande plaine où est située la ville de Maroc, j’arrivai le 8 décembre dans cette capitale.

« Préoccupé de graves intérêts, l’empereur m’avait totalement oublié. Les médecins maures, au désespoir de mes succès, travaillaient sourdement à me perdre : il n’y avait pas d’infamies qu’ils n’inventassent pour me rendre suspect. J’avais passé plus d’un mois à Maroc sans que l’empereur eût paru songer à moi ; malgré tous mes efforts je ne pouvais arriver à obtenir une audience. Je me désolais de mon triste sort, quand je fus appelé à traiter une femme juive, protégée de l’empereur. Mes soins l’ayant rendue à la santé, son mari, qui jouissait d’un grand crédit, obtint sur-le-champ ce que je sollicitais depuis si longtemps.

« Peu de temps après, trois soldats nègres, armés de grandes massues, vinrent me chercher à midi pour me conduire au palais. Il leur était ordonné de m’amener à l’heure même. Je priai mes conducteurs de me donner un moment pour me préparer à rendre mes devoirs à leur souverain ; ils n’y voulurent point consentir, me menaçant d’aller dire à leur maître le refus que je faisais de me conformer à ses ordres. Arrivé au palais, les soldats me remirent aux mains du maître des cérémonies, qui me dit d’attendre qu’on m’appelât, et j’eus tout le temps d’attendre, n’ayant été appelé à l’audience qu’à cinq heures du soir.

« Un esclave enfin m’introduisit dans une cour où se tenait l’empereur. Il était dans une espèce de fauteuil monté sur quatre roues et attelé d’un mulet, tenu à droite et à gauche par des maures. Cette voiture était entourée par deux divisions de soldats qui formaient un demi cercle ; les uns armés de massues, les autres de fusils.

« L’empereur, après m’avoir regardé avec attention, mais sans aucun air de sévérité, demanda si j’étais le médecin de son fils ; il me fit ensuite un nombre considérable de questions, et finit par causer très-familièrement avec moi, ce qui m’enhardit à lui demander justice des calomnies qu’on avait répandues sur moi ; il me répondit que c’était inutile, qu’il avait fait examiner par son médecin les drogues que j’avais données à son fils ; il me promit même de me renvoyer dans ma patrie avec une récompense proportionnée aux services que j’avais rendus à son fils.

« Aux attentions qu’on me marqua je reconnus que j’étais pleinement justifié ; j’attendais donc chaque jour l’ordre de mon départ ; mais l’empereur semblait m’avoir de nouveau oublié. L’arrivée de Muley-Ab-Salem, qui vint à Maroc, me donna grand espoir ; mais ce prince ne me montra que la plus noire ingratitude.

« Je désespérais de jamais sortir du Maroc, quand, à ma grande joie, je reçus l’ordre de me rendre au palais sur-le-champ. Mes espérances se ranimèrent, je me voyais déjà à Gibraltar ; cruelle illusion ! J’étais appelé à secourir une des sultanes qui était malade. Je suivis donc l’esclave qui portait l’ordre de me faire pénétrer dans le harem.

« La première porte du harem était gardée par une escouade de dix soldats nègres : après l’avoir passée, on me mena à un grand corps de garde, où il pouvait y avoir une quinzaine d’eunuques, commandés par un alcade. Aucune personne ne pénétrait au delà de ce poste, à moins qu’elle ne fût employée au service des femmes.

« J’entrai ensuite dans une première cour où j’aperçus des odalisques assises sur le gazon et travaillant à des ouvrages à l’aiguille ; tandis que leurs esclaves préparaient le kouskoussou. Ma subite apparition attira bientôt tous les regards, les unes prirent la fuite, les autres, plus courageuses, demandèrent en tremblant à l’eunuque qui j’étais. Aussitôt qu’il leur eut appris que j’étais le médecin, venu pour Alla-Zara, la cour se trouva pleine de femmes qui répétaient : Seranio Tibid, « un médecin chrétien. » Un instant après je fus si bien entouré par toutes ces belles prisonnières qu’il me fut impossible de faire un pas ni en avant ni en arrière. Elles étaient toutes fort empressées de me consulter, plus encore de voir ma figure.

« Loin de se conduire avec cette réserve que comportent nos idées de décence et de modestie, elles affectaient un laisser aller de gestes et de conversation qui eût révolté une Européenne. La faute de cette éducation est aux hommes, qui cherchent en elles moins des compagnes que des jouets.

« Pour me débarrasser d’elles, je fus obligé de m’adresser au chef des eunuques qui, usant de son autorité, m’enleva du milieu des femmes dont j’étais environné.

« J’arrivai enfin devant Alla-Zara, que je trouvai à moitié couchée sur une pile de carreaux couverts d’une superbe toile. Une douzaine de négresses ou d’autres femmes employées à la servir étaient debout ou assises à quelque distance de la sultane. On avait mis un coussin près de la malade, qui me fit signe de la main