Page:Le Tour du monde - 01.djvu/227

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violables. Telle est la cause de cette haine implacable qui durera sans doute pendant plusieurs générations. Je tiens cette histoire, il est vrai, d’un habitant du Hhaha, et je ne doute pas que les gens du Shedma ne m’eussent donné de fort plausibles raisons pour expliquer leur agression.

« Les tribus du Hhaha et du Shedma sont voisines, et se battent avec la férocité habituelle aux pays marches. L’empereur les laisse faire, les regardant d’un air superbe et serein ; mais, des que les combattants sont épuisés et n’en peuvent plus, il intervient et inflige des amendes aux deux tribus. C’est ainsi que le sultan, au lieu de dépenser de l’argent à apaiser les querelles de ses sujets, en gagne en frappant d’impôts ceux qui sont en guerre. Il sait changer aussi en source de profits les différends qui s’élèvent fréquemment entre les consuls étrangers et ses propres sujets.

« À tant d’exemples de l’avidité et de l’inintelligente tyrannie du gouvernement marocain, qu’il me soit permis d’ajouter le témoignage de M. J. Drummond Hay qui, il y a peu années, fit un voyage à Tanger, sur les bords du Loucos (le Lixus des anciens), à la recherche d’un cheval barbe pur sang, digne d’être offert à la reine d’Angleterre. Il ne put remplir l’objet de sa mission, et cela à cause de ce même système régnant de concussion et de vénalité dont nous venons de crayonner tant de preuves.

« … Le scheik de la tribu d’Ibdoua, auquel j’étais adressé par le pacha de Larache, pouvait, dit M. Drummond, me seconder mieux que personne dans le choix et l’achat d’une monture pur sang, de la plus belle race. Ce scheik était un homme âgé, vêtu d’un caftan de belle étoffe et d’un kaïk de laine indigène d’une éclatante blancheur. Assis à l’ombre de son toit de chaume, qui dépassait de quelques pieds les murs de sa demeure, il nous regardait approcher avec un sang froid tout musulman, sans s’émouvoir ou s’étonner de notre visite. À quelque distance de lui, j’arrêtai mon cheval, et le kaïd ou chef de notre escorte, prit les devants. Ayant respectueusement salué le scheik, il tira de son sein la dépêche du pacha, la baisa et la lui remit.

« Le scheik en examina le sceau et, l’ayant portée préalablement de ses lèvres à son front, il l’ouvrit. Il s’interrompit plus d’une fois dans sa lecture pour jeter de mon côté des regards scrutateurs, paraissant réfléchir profondément et se demander quelle secrète interprétation il pouvait donner à une pareille mission, et quelles affaires de haute politique se cachaient sous une si simple requête.

« Dès que je pus le croire au bout de sa lecture et de ses commentaires, je mis pied à terre et l’accostai avec force salems. Il se leva en s’écriant :

« Sois le bienvenu, ô Nazaréen ! Je jure, sur ma tête, de te servir ! Les ordres du pacha mon maître m’y obligent ; et puis les Anglais sont des hommes honorables, amis des musulmans. Mais je crains bien, jeune homme, que tu ne réussisses pas la trouver dans tout le canton l’animal que tu cherches.

« — Et où le trouverai-je donc, ô le meilleur de mes amis, répliquai-je, si ce n’est à Ibdoua ?

« — Écoute et comprends, dit-il. Nous nous sommes vantés de nourrir le plus pur sang de tout le pays. Les soins que chaque homme de ma tribu avait pour sa cavale égalaient ceux d’une mère pour son enfant : jamais il ne la perdait de vue. Entendait-il parler d’un étalon fameux, fût-il aux confins du désert de Sous, il y conduisait sa jument. Mais le jour d’affliction nous est venu ; les seuls témoins qui restent de notre ancienne gloire, sont quelques maigres juments hors d’âge ; elles sont indignes de toi. Vois, dit-il, leur progéniture dégénérée ; regarde ces poulains que mène mon esclave, ce ne sont pas des chevaux, ce sont des bêtes de somme.

« — Pourquoi cet abandon de vos intérêts, lui observai-je.

« Le vieil éleveur regarda notre kaïd, et tous deux secouèrent la tête en soupirant.

« Il n’y a plus de garantie pour la propriété, me répondit-il. Si un Bedouin possède un beau cheval ; que le sultan l’apprenne, l’animal est aussitôt saisi, et son propriétaire ne reçoit ni payement ni récompense.

« — Dure condition que la vôtre, lui dis-je.

« — Dure ! répondit le Bedouin. Vois ces cicatrices profondes à mes chevilles ; vois où le fer est entré dans les chairs. Pendant sept longues années j’ai été en prison, et pourquoi ? N’étais-je pas renommé pour l’hospitalité dont je faisais preuve à Ibdoua ? Ne faisais-je pas de magnifiques présents au kaïd, au basha, au sultan ; mais qu’importe tout cela ; j’étais riche, et dans ce pays de tyrannie, c’est un crime ! Combien d’autres que moi, hélas ! ont souffert pour la même raison. »

« On a recours aux plus horribles tortures pour arracher aux gens l’aveu de leurs richesses. Tantôt on met la victime dans un four lentement chauffé, tantôt on la tient debout des semaines entières dans d’étroites boîtes de bois ; on lui enfonce des chevilles sous les ongles, ou bien on met des chats furieux dans ses larges pantalons. On tord le sein des femmes avec des tenailles ; Souvent de jeunes enfants, serrés dans les bras d’un homme vigoureux, ont été étouffés sous les yeux de leurs parents.

« Un riche marchand de Tanger, que l’amour de l’or avait fait résister à toutes les tortures, succomba devant l’épreuve suivante. On le plaça dans le coin d’une chambre avec un lion affamé, enchaîné de manière à pouvoir le déchirer avec ses grilles, s’il ne se tenait pas dans une position des plus difficiles et des plus pénibles. »


Tels sont, au Maroc, les procédés du fisc. C’est à ce prix que s’est formé ce fameux trésor de Mékinès, sur lequel comptent les sultans schérifiens, pour régler, sans