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veille, Mgr Muzi avait reçu, par l’entremise du docteur Cienfuegos, un message du clergé de Cordoba. Le vicaire apostolique crut devoir répondre directement : ceci blessa l’envoyé chilien ; il se sépara de la mission, ou, pour mieux dire, voyagea seul désormais. Sa voiture, fracassée à deux reprises différentes, les accidents qui en résultèrent pour sa santé le firent repentir sans doute plus d’une fois d’avoir adopté cette décision. On le retrouva néanmoins sain et sauf à Mendoza au moment où l’on se préparait à traverser la Cordillère.


Changement de route. — Aspect nouveau du paysage. — Cordoba. — Mendoza. — Santiago.

Quelque temps avant cet incident, à l’Esquina de Medraño, on avait dit à Mgr Muzi qu’il devenait absolument indispensable de changer de route pour se dérober aux courses armées des Indiens. À cette dernière station, on commença à se diriger momentanément du nord au sud, tournant en quelque sorte le dos au lieu ou l’on se rendait. Accablés littéralement par la poussière et par la fatigue, ce fut après que les eaux limpides de l’Arroyo de San-Jozé les eut rafraîchis que les membres de la mission reprirent leur route directe.

La caravane n’était plus précédée par une ordonnance, le luxe d’un courrier militaire s’était éclipsé avec le départ de Dom Jozé Cienfuegos. Nos voyageurs n’en continuèrent pas moins rapidement leur route à travers ces belles solitudes. Accoutumés aux splendides paysages de l’Italie qui réveillent tant de souvenirs, ils trouvaient à chaque pas des motifs d’admiration, au moins pour les productions de la nature, dans ces campagnes si riches d’espérance.

Le 25 janvier, il y avait déjà bien des jours qu’on était en route ; dans la matinée on célébra la messe à la Cañada de Lucas, puis on se rendit tout d’une traite à Punta de Agua, où la route tourne de l’est au couchant. Sous ce délicieux climat, le pays prenait un aspect de plus en plus varié. Les nandous, les cerfs d’Amérique, les daims, les lièvres apparaissaient ensemble dans ces champs parés de fleurs, s’arrêtaient un moment, surpris d’entendre des sons inaccoutumés, mais ils fuyaient au bruit du carrosse comme si le vent les eût emportés. L’Araucaria, à l’aspect si régulier qu’on le prendrait parfois pour un arbre de nos grands jardins, se montrait de tous les côtés.

À force d’être abondante, l’herbe devenait incommode et cachait la route qu’on devait suivre ; cela fut surtout sensible à Coral de Baranga : dans le lointain, on distinguait les montagnes de Cordoba ; le voisinage des Andes pouvait se deviner.

Nous ne dirons rien ici des lieux divers que parcourut la caravane, presque toujours elle rencontra des fortunes bien diverses, quoique l’accueil fut toujours favorable. À la poste du Tambo, par exemple, les voyageurs eurent un bon souper, mais il leur fallut se coucher sur la terre nue, à la belle étoile ; au torrent de Barranquisa, l’abbé Sallusti examina des sables aurifères ; à Cordoba, capitale d’une province entière bâtie un peu tristement entre deux montagnes, on fut touché et édifié à la fois de la piété éclairée du clergé ; la San-José-del-Moro, on rencontra un hôtelier honnête homme qu’on supplia de refaire ses comptes, tant on le trouva désintéressé. À douze lieues de la, à la poste del Rio Quinto, on apprit la triste nouvelle du désastreux accident advenu au docteur Cienfuegos ; dès lors on se dirigea vers une très-petite capitale de province, qui, chose étrange dans ces contrées lointaines, rappelle une des gloires de la France ; San-Luiz de la Punta porte ce nom, en souvenir de notre saint Louis. Cette jolie ville, fondée en 1597, accueillit merveilleusement la mission, et après avoir admiré ses églises, la splendeur de son culte, nos voyageurs apprécièrent son amour pour certaines branches de l’agriculture aussi bien que son industrie dans l’exploitation des mines. Ce qui les réjouit surtout au sortir de la cité, ce furent ses nopals magnifiques tout chargés de cochenille. Les voyageurs marchaient toujours.

On se dirigeait directement sur la ville de Mendoza, mais on ne tarda pas à arriver au milieu des terrains fangeux qui précèdent la poste du Chorillo, et l’une des voitures se brisa. Après une course fatigante sous un soleil brûlant, il fallut s’arrêter à Chorillo même, où il n’y a pas d’eau courante. Dans ces marécages épouvantables, désolés naguère par les Indiens qui en avaient ruiné les habitations, le vicaire apostolique trouva à peine un asile, et don Giovanni Mastaï, suivi de l’abbé Sallusti, se vit contraint à se réfugier dans une cabane sans toit dont les quatre murs seulement restaient debout, menaçant à tout moment de s’écrouler. Il lui fallut, en définitive, y établir sa demeure pour plusieurs jours.

Ce fut à Chorillo qu’on apprit que les Indiens pampas s’étaient réunis au nombre de huit mille pour aller désoler les plaines de Buenos-Ayres, et que, devant un présidio bâti pour s’opposer à leurs invasions, ils avaient marché jusque sur les bouches du canon.

On se remit en route enfin, et, à cinq lieues de là, on put admirer le Bebedero, dont les bords offrent des salines inépuisables. Dormida ne put offrir à ses hôtes qu’un triste brouet dans lequel des grains de maïs nageant dans une eau grasse se mêlaient à des lambeaux coriaces de charque.

À Catitas les choses se passèrent d’une façon bien différente ; les fruits délicieux d’Europe abondaient, et ce fut là d’ailleurs que les Andes couvertes de leurs neiges éternelles se montrèrent aux voyageurs dans leur indicible beauté. Ce jour-là, tout entier réservé à une pieuse admiration, fut comme une entrée magnifique à la suite des jours de repos et d’allégresse qui allaient se succéder. Après qu’on eut dépassé Retamo avec sa petite église, et que la messe y eut été célébrée ; après qu’on eut entrevu Rodeo de un medio, où l’on traversa a gué le Tunuyan, une autre rivière et deux torrents, la ville de Mendoza apparut et toutes les misères du voyage furent pour un moment oubliées.

Cette ville charmante, qui laisse de si aimables souvenirs à tous ceux qui l’ont parcourue, avait revêtu sa li-