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quatre milles par heure et ils parvinrent ainsi au milieu de la baie de Peabody. Ils se trouvèrent en cet endroit au milieu des pics de glace qui avaient empêché les autres détachements d’avancer plus loin. Ils avaient dans la journée laissé sur leur droite, par 79° de latitude, cet étrange jeu de la nature que, dans une excursion précédente, j’avais nommé le monument de Ténisson, minaret ou obélisque de 480 pieds de haut qui élève, solitaire au débouché d’une sombre et profonde ravine, son fût calcaire, aussi régulièrement arrondi que s’il avait été taillé pour la place Vendôme.

Par suite du rapprochement inaccoutumé des montagnes de glace, les voyageurs ne pouvaient distinguer devant eux, à plus d’une longueur de navire, les vieux glaçons faisant saillie en dessous des nouveaux tout en disloquant leur surface. On ne pouvait se glisser à travers ces aspérités que dans des passages qui n’avaient souvent pas quatre pieds de largeur et à travers lesquels les chiens avaient peine à mouvoir le traîneau. Il arrivait même que l’intervalle de deux montagnes était si encombré que le passage était complétement fermé. Dans ces circonstances, il leur fallait porter le traîneau au-dessus des blocs les moins élevés ou rétrograder en quête d’un chemin plus praticable.

Ils furent longtemps avant d’arriver à une glace plus unie. Tantôt un passage assez convenable paraissant entre deux pics, ils s’y engageaient gaiement et arrivaient à un plus étroit ; puis trouvant le chemin complétement obstrué, ils étaient obligés de rétrograder et de chercher de nouvelles issues. Malgré leurs échecs, ils ne perdirent pas courage, déterminés qu’ils étaient à aller en avant ; ils trouvèrent à la fin un sentier de six milles vers l’ouest qui les conduisit dans la bonne voie, mais ils furent depuis huit heures du soir jusqu’à deux ou trois du matin à diriger leurs pas avec autant d’incertitude qu’un homme aveugle dans les rues d’une ville étrangère.

Le lundi 16 juin, à huit heures du matin, Morton grimpa sur un pic afin de choisir la meilleure route. Au delà de quelques pointes de glace, il apercevait une grande plaine blanche qui n’était autre que le glacier de Humboldt vu au loin dans l’intérieur, car en montant sur un autre mamelon il en découvrit le front faisant face à la baie : c’était près de son extrémité nord, il semblait couvert de pierres et de terre, et çà et là de larges rocs faisaient saillie à travers ses parois bleuâtres.

Ils se trouvaient le 20 par le travers de la terminaison du grand glacier. Là, glaces, roches et terres formaient un mélange chaotique, la neige glissait de la terre vers la glace et toutes deux semblaient se confondre sur une distance de huit ou dix milles vers le nord, où, la terre devenant solide, le glacier disparaissait. Cette terre surplombait le glacier d’environ cent trente mètres.

Au delà, la glace était faible et craquante, les chiens commencèrent à trembler ; la terreur manifestée par ces animaux sagaces indiquait un danger peu éloigné.

En effet, le brouillard venant à se dissiper en partie, ils aperçurent, à leur grand étonnement, au milieu du détroit et à moins de deux milles sur leur gauche, un chenal d’eau libre ; Hans ne pouvait en croire ses yeux, et sans les oiseaux qu’on voyait voleter en grand nombre sur cette surface d’un bleu foncé, Morton dit qu’il n’y aurait pas ajouté foi lui-même.

Le lendemain, la bande de glaces qui les portaient entre la terre et le chenal ayant beaucoup diminué de largeur, ils virent la marée monter rapidement dans celui-ci. Des glaçons très-épais allaient aussi vite que les voyageurs, de plus petits les dépassaient, courant au moins quatre nœuds. D’après leur remarque dans la dernière nuit, la marée, venant du nord vers le sud, entraînait peu de glaçons. La glace qui se dirigeait maintenant si vite au nord semblait être la glace brisée autour du cap et sur le bord sud de la banquise. Le thermomètre dans l’eau donnait 36°, 22 au-dessus du point de congélation de l’eau de mer au havre de Rensselaer.

Après avoir contourné le cap, qui est marqué sur la carte, comme le cap Andrew-Jackson, ils trouvèrent un banc de glace unie à l’entrée d’une baie, qui a reçu depuis le nom du célèbre financier américain Robert Morris. C’était une glace polie, sur laquelle les chiens couraient à toute vitesse. Là, le traîneau allait au moins six milles à l’heure. Ce fut le meilleur jour de marche de tout le voyage.

Quatre escarpements se trouvaient au fond et sur les côtés de la baie, puis le terrain s’abaissait, se dirigeant en pente vers une banquise peu élevée, offrant une large plaine entre de longues pointes et coupée de quelques monticules. Un vol d’oies cravants (anas bernicla) descendait le long de cette basse terre, beaucoup de canards couvraient l’eau libre. Des hirondelles, des mouettes de plusieurs variétés tournoyaient par centaines ; elles étaient si familières qu’elles s’approchaient à quelques mètres des voyageurs ; d’autres larges oiseaux blancs s’élevaient haut dans l’air et faisaient retentir les échos des rochers de leurs notes aiguës. Jamais Morton n’avait vu autant d’oiseaux réunis : l’eau et les escarpements de la côte en étaient couverts.

Sur les glaces arrêtées dans le chenal Kennedy se jouaient des phoques de plusieurs espèces. Les eiders étaient en si grand nombre, que Hans, tirant dans une troupe, tua deux de ces oiseaux d’un coup.

Il y avait là plus de verdure que l’on n’en avait vu depuis notre entrée dans le détroit de Smith. La neige parsemait les vallées et l’eau filtrait des roches. À cette époque encore peu avancée de la saison, Hans reconnut quelques fleurs ; il mangea des jeunes pousses de lychnis et m’apporta des capsules sèches d’une hesperis qui avait survécu aux vicissitudes de l’hiver. Morton fut frappé de l’abondance de petites joubarbes de la dimension d’un pois. La vie semblait renaître à mesure qu’ils s’avançaient au nord.

Peu après, ils aperçurent à un demi-mille devant eux leurs chiens tenant en arrêt une ourse et son petit. La lutte fut désespérée, la mère ne s’avançait jamais à plus de deux yards, veillant toujours sur son petit. Quand les chiens approchaient, elle s’asseyait sur ses hanches, prenant l’ourson entre ses jambes de derrière