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Schamaki sont renommées et se vendent beaucoup moins cher encore que la soie. On peut avoir un bon fusil simple pour trois ducats (36 fr.). Les sabres, les poignards, d’une trempe excellente, ont à peu près la même valeur[1].

Les mosquées, les monuments bâtis par le gouvernement russe ne présentent rien de remarquable, ni au point de me de l’art, ni même à celui du bon goût.

Mais, ce que nous avions surtout le désir de connaître, c’étaient les mœurs des habitants de Schamaki, les particularités de leur vie intime. Nous en eûmes heureusement l’occasion. Un riche Tatar nous avait prévenus qu’il réunirait le soir, à notre intention, plusieurs de ses amis, et qu’il aurait des musiciens et des bayadères. Mahmoud-bey (c’était le nom de notre amphitryon) dépassa de beaucoup ce que nous attendions de son obligeance. Grâce à lui, nous eûmes une soirée qui nous donna une idée exacte du luxe de l’Orient. Sa maison, située dans la ville basse, ressemblait à toutes les maisons persanes. Sauf les balcons et les escaliers en dehors, l’extérieur, assez simple, ne présentait rien de particulier. Mais à l’intérieur, c’était autre chose. Nous traversâmes d’abord un grand vestibule où se tenaient les domestiques de la maison et les noukers de quelques invités ; nous y laissâmes nos bourkas et nos armes et nous entrâmes dans le salon. Il y avait nombreuse compagnie : des Persans, des Arméniens, des Tatars, le gouverneur russe et quelques officiers. Rien de plus original et de plus magnifique à la fois que la décoration de la pièce ou nous étions. Le plafond, peint sur stuc, représentait un magnifique tapis persan où le blanc dominait ; la corniche qui l’encadrait était sculptés en stalactites très-saillantes et profondément fouillées ; on y reconnaissait le travail des ouvriers persans. Le fond de ce salon était en bois découpé en fines arabesques, comme une dentelle ; des glaces remplissaient les parties à jour. Au milieu, se trouvait une grande porte, également en bois sculpté, mais dont les glaces sans tain étaient transparentes.

Tout autour de cette pièce, dont les murs étaient en stuc et ornés d’arabesques coloriées et dorées, il y avait, pour tous meubles, un grand nombre de coussins de différentes formes, tous en soie brodée d’or, d’argent et de fleurs de toutes couleurs, mais dont les tons brillants étaient adoucis par une enveloppe de tulle. De grands tapis couvraient le parquet.

Nous nous assîmes, comme les autres convives, sur le tapis ; les coussins, moelleux et résistants, nous servaient d’appuis. On apporta le narguilé. En face de nous, assis au pied de cette admirable découpure en bois dont j’ai parlé, se trouvaient les musiciens. Ils étaient au nombre de cinq. Leurs instruments étaient la zourna, espèce de flûte ; une petite mandoline en ébène et en ivoire, extrêmement allongée,’dont les cordes sont en cuivre et dont on joue avec une plume ; une tchianouzy, instrument presque sphérique, avec un grand manche dont l’extrémité inférieure est en fer et sert de point d’appui ; on en joue avec un archet, comme du violoncelle, avec cette différence que l’instrument se meut sans cesse et vient trouver l’archet qui reste presque immobile ; un tambour supporté par trois pieds en fer et dont les baguettes sont courbes ; enfin, un tambour de basque.

À côté des musiciens, et accroupies contre la cloison, se tenaient les trois bayadères. Je reconnus bientôt que l’une d’elles était un jeune garçon, doué d’une assez jolie figure pour faire d’abord illusion et ne pas déplaire, une fois son sexe reconnu, dans son rôle de bayadère. La seconde, ni belle, ni laide, n’avait rien qui attirât l’attention. La troisième était la fameuse Nyssa, dont la réputation est répandue dans tout le Caucase ; ce qui reste aujourd’hui de cette célèbre beauté est savamment entretenu et rehaussé au moyen de peintures, selon l’usage de toutes les femmes de l’Orient (voy. p. 312).

La musique se fit bientôt entendre. Le concert fut d’abord plus bruyant qu’harmonieux. Peu à peu, on put distinguer une mélodie régulière ; les bayadères se levèrent, et la danse commença. C’est une sorte de marche cadencée, où les bras ont plus à faire que les jambes ; les pieds ne quittent pas la terre. Cependant cette danse ne manque pas de mouvement, surtout lorsque, après quelque temps, l’assemblée, commençant à se passionner, se met à marquer la mesure en battant régulièrement des mains. Alors la danseuse semble s’émouvoir et parcourt l’appartement, en s’arrêtant devant quelques-uns des spectateurs. La mesure se précipite ; les battements de mains redoublent d’énergie ; la musique fait un vacarme épouvantable, et la bayadère, dont les mouvements se sont accélérés en même temps que la cadence, tombe épuisée de fatigue, à l’admiration générale des spectateurs.

Tout cela est sans doute un peu sauvage, mais non absolument dépourvu de charme, et l’on s’étonne d’avoir pris tant d’intérêt à une danse qui commence d’une façon si monotone.

Après nous avoir fait entendre plusieurs chants tatars et persans, on servit le souper composé de mets moitié persans, moitié européens, et l’on termina la soirée en fumant et en prenant le thé.

Aucune femme n’avait assisté à ces divertissements, du moins ostensiblement, mais on nous assura que derrière la cloison dont nous avions admiré les charmantes découpures, se tenaient les femmes du maître de la maison avec leurs amies, avides de voir les étrangers français, ce qui, en effet, devait être une rareté pour ces dames. Quant à nous, cette singulière soirée, si vivement empreinte du caractère oriental, ne sortira jamais de notre mémoire.

Comme nous devions poursuivre notre voyage le lendemain et que la route de Schamaki à Tourmauchaïa était facile, nous projetâmes de la suivre en chassant, et en chassant au faucon. C’était déjà un avant-goût des mœurs du moyen âge, que nous allions retrouver dans toute leur poésie sauvage en Mingrélie.

Deux fauconniers vinrent se mettre à nos ordres de

  1. Schamaki a des relations commerciales avec la Perse, malgré la surveillance de la Russie. On dit que les employés russes préposés aux douanes, payés d’une manière insuffisante par leur gouvernement, accordent des facilités aux contrebandiers, qui achètent leur connivence.