Page:Le Tour du monde - 01.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les Lesghiens du Chirvan sont le même peuple que les Tatars dans le Daghestan. Quelle est leur origine ? S’il faut en croire les conjectures des savants, ils seraient, comme les autres peuplades du Caucase, les héritiers de l’arrière-garde d’Attila, abrités depuis quinze cents ans dans les refuges inaccessibles de la montagne. Ils ont résisté pendant des siècles aux Turcs et aux Persans. Ils tiennent encore en échec la puissance moscovite, qui, dans le Caucase, a trois ennemis à combattre, le climat, la montagne et le Tchetchen.

Le climat, en effet, dont nous avons nous-mêmes senti la rigueur, est un obstacle à la continuité de la guerre et une protection pour les tribus caucasiennes. Aux grandes chaleurs succèdent les froids les plus vifs. Pendant l’hiver, il s’élève tout à coup des ouragans (appelés chasse-neiges ou métels) qui soulèvent des tourbillons de neige, interceptent complètement la vue, et font tournoyer sur eux-mêmes les hommes et les animaux, sans qu’ils puissent avancer d’un pas. Ces tourmentes se prolongent quelquefois des huit ou quinze jours. On dit que des troupeaux de chevaux et de moutons ont été ainsi entraînés, poussés sur les plages du littoral de la mer Caspienne et noyés dans la mer. Un journal russe affirmait qu’en 1827, les Kirguises avaient ainsi perdu, par suite d’un violent chasse-neiges, plusieurs milliers de chevaux, de bêtes à cornes, de brebis et de chameaux.

On conçoit que les hauteurs et les gorges du Caucase soient aussi pour les tribus indépendantes un secours qui leur permet de prolonger la lutte. Je me rappelle une relation russe où Schamyl, causant avec un parlementaire, envoyé du tsar, s’exprime ainsi : « Je ne dois pas me comparer, je le sais, à de grands souverains : je ne suis que Schamyl, un Tatare ; mais mes boues, mes forêts et mes défilés me rendent plus puissant que bien des monarques. Si je le pouvais, j’enduirais d’huile sainte chaque arbre de mes forêts, et mêlerais de miel odorant les boues de mes chemins, tant j’en fais cas. Ces arbres et ces chemins font ma force. » Un jour il dut lui-même son salut aux flancs de ses montagnes. Toutes les issues étaient gardées par les Russes ; il semblait qu’un dût le prendre dans la caverne où il s’était réfugié avec quelques-uns des siens. Mais cette caverne avait une ouverture sur le fleuve Koysou : avec quelques planches, les réfugiés firent à la hâte un radeau, le lancèrent sur le fleuve qui coulait au-dessous d’eux, sautèrent dessus et échappèrent ainsi à leurs ennemis (voy. p. 119).

Aussi les Russes s’efforcent-ils d’occuper le territoire des Caucasiens et de les refouler dans un cercle toujours plus étroit. Quand ils ont fait un pas en avant, quand ils se sont emparés d’un aoul (village), ils le brûlent, et si la situation est avantageuse, ils y établissent un fort. Cette ligne de forteresses va toujours s’allongeant, et des détachements la parcourent sans cesse. Néanmoins les Tchetchens[1] la franchissent journellement, descendent au galop dans la plaine, enlèvent quelques bestiaux, égorgent un ennemi sans défiance, et rentrent dans leurs retraites avant qu’on ait eu le temps de prendre les armes. Les Cosaques eux-mêmes sont souvent tués et pillés par eux ; ils n’osent s’éloigner de leurs villages fortifiés. Le laboureur mène sa charrue, la carabine sur l’épaule. « Les amis de nos ennemis sont nos ennemis », telle est la maxime des Lesghiens.

En 1854, les montagnards fondirent à l’improviste sur le château du prince David Tchavtchavadzé, le pillèrent, y mirent le feu et emmenèrent prisonniers les habitants du château, vingt et une personnes : parmi elles se trouvaient la princesse Anne Tchavtchavadzé, et sa sœur la princesse Varvara Orbéliani, petites-filles de Georges XIII, dernier souverain de la Géorgie, et dames d’honneur de l’impératrice. Les cinq enfants de la princesse Anne, malgré leur jeune âge, étaient au nombre des captifs. Il fallut faire un trajet de trois jours, tantôt à pied, tantôt à cheval, par des chemins affreux, au milieu des rochers et des broussailles, quelquefois dans le désordre d’une retraite ou d’une fuite au galop sous la fusillade des postes russes : la fille de la princesse y périt. Les prisonnières restèrent huit mois au pouvoir de Schamyl et furent enfin échangées, après de longues négociations, contre le fils de l’iman, qui était lui-même prisonnier des Russes.

J’ai été témoin des précautions qu’il est nécessaire de prendre contre ces hardis coups de main. Le prince Tarkanoff a un fils d’une douzaine d’années qui est constamment gardé a vue. On sait qu’au moindre relâchement de surveillance, les montagnards ne manqueraient pas de s’en emparer pour obtenir du prince une bonne rançon. Le jeune homme, d’ailleurs, s’exerce tous les jours au maniement des armes, et, malgré son âge, il est déjà en état de ne pas se laisser prendre facilement.

Quand les Lesghiens sont poursuivis et qu’ils ne peuvent pas emmener leurs prisonniers, ou bien quand ils n’ont pas l’espoir d’obtenir d’eux une rançon, ils les tuent, plutôt que de les abandonner. Ils ne leur coupent pas la tête, comme on le fait encore dans le Daghestan, mais ils emportent la main droite et en ornent la façade de leurs maisons (voy. p. 313). Ils ont soin d’embaumer les membres qu’ils veulent ainsi conserver. Les plus fervents vont les clouer à l’intérieur des mosquées.

La vengeance s’exerce chez les Lesghiens avec la même fixité de résolution, avec la même perfidie qu’en Corse. Rien n’est plus redoutable qu’un abreck, c’est-à-dire un montagnard qui a fait le serment de tuer un certain nombre d’ennemis qu’il fixe lui-même. M. Charles Reboul, qui a accompagné en volontaire le prince Bariatinski dans une expédition contre les montagnards du Caucase, s’exprime ainsi à cet égard : « Dès qu’un abreck a prononcé son terrible serment, il ne s’appartient pour ainsi dire plus ; il est tout entier au but qu’il s’est proposé d’atteindre. Muni des provisions nécessaires à son

  1. Les Tchetchens et les Lesghiens sont les Caucasiens de l’est, occupant la chaîne du Caucase du côté de la mer Caspienne. Ceux de l’ouest, à partir du défilé de Dariel jusqu’à la mer Noire, sont les Tcherkesses, en comprenant sous ce nom les Kabardiens, les Abschases et les Adighés.