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VOYAGE À LA MER CASPIENNE ET À LA MER NOIRE[1].


III

DE TIFLIS À LA MER NOIRE.

1858
(INÉDIT. — TEXTES ET DESSINS DE M. MOYNET.)


Les bazars de Tiflis. — Les tapis persans et ceux du Korassan. — Les soieries. — Importations françaises. — Les bains. — Tiflis pendant la nuit.

Au bazar de Tiflis, on compte par milliers les tapis persans : c’est à peine si nous en avons vu deux qui fussent mauvais de dessin ou de couleur ; tous sont harmonieux de ton. Ce n’est pas qu’on s’abstienne d’y introduire des couleurs éclatantes, mais elles sont habilement disposées de manière à ne jamais fatiguer le regard. Il est à remarquer que les Persans ne se préoccupent pas, dans la décoration, d’imiter avec une scrupuleuse correction la nature et de modeler exactement les objets qu’ils veulent représenter. Pour figurer une fleur, il leur suffit d’un ton ou deux délicatement posés sur le fond ; ils ne tiennent pas, comme nous, à ce qu’elle ressorte du tapis par le contraste des ombres et des lumières. Ils cherchent avant tout l’effet général.

Comme nous interrogions le marchand sur la qualité des tapis persans comparée à celle des nôtres, il nous mena dans son arrière-boutique et nous montra sur le sol plusieurs tapis étendus, dont l’un était français. La pièce où nous étions servait de salle à manger et en quelque sorte de salle commune : le tapis français était presque entièrement usé et passé ; les autres avaient encore tout leur éclat : il nous assura que cependant ils avaient tous été posés sur le plancher le même jour. Ce fait nous fut confirmé par plusieurs autres personnes.

Nous vîmes aussi et nous achetâmes au bazar des tapis du Korassan. Ils sont en feutre, avec des espèces d’incrustations en laine de couleur. Bien qu’ils se vendent à très-bas prix, ils n’en sont pas moins très-chauds et très-beaux. Cette fabrication est complétement inconnue, en France.

L’industrie des étoffes de soie persanes et turques s’étale aussi dans tout son luxe à Tiflis. Mais nos soieries sont préférées par les dames géorgiennes et russes. Toutefois quelques étoffes pour meubles, d’un dessin fort original, mériteraient d’être importées chez nous.

Nous avons visité deux autres bazars où l’on voit les produits de la Perse, de la Mongolie, de la Chine, de la Turquie, de la Sibérie, de la Russie, entassés les uns près des autres. Dans ce concours des industries de tant de peuples, l’Europe ne figure que par quelques rares échantillons. Moscou seul cherche à y écouler ses imitations de mauvaise qualité. Les autres marchandises sont arrêtées par la douane qui les charge de droits excessifs. Cependant quelques-uns de nos compatriotes se sont aventurés jusqu’à Tiflis, et les marchandises françaises commencent à pénétrer dans le pays. C’est le luxe des femmes qui les attire. Les belles Géorgiennes n’ont pas renoncé à leur costume du moyen âge, mais leur robe et le large ruban qui forme une des parties essentielles de leur parure, viennent des ateliers de Lyon. Peu à peu, d’autres objets les ont tentées, et la colonie française tend à s’accroître.

En sortant des bazars, on passe sur un pont de bois qui traverse la Koura. À gauche, si l’on jette un coup d’œil vers la rivière, on aperçoit une grande place sur le sable, où sont campés trois ou quatre cents chameaux. Ce sont les véhicules qui servent au transport des marchandises vendues, et qui attendent les ordres des clients. On parle d’établir un chemin de fer qui les dépossédera de leurs fonctions.

Au delà s’étendent les faubourgs d’Avlabari et d’Isui, dominés par la forteresse et par la plus vieille église de Tiflis.

Nous passons sur une place où se tient tous les dimanches un grand marché de bric-à-brac : je ne connais pas d’autre mot dans notre langue pour exprimer cet étrange assemblage, cet étalage bizarre d’objets de toute provenance, brillants débris de l’opulence ou tristes reliques de la pauvreté, que la vétusté a fait descendre au même rang. Toutes les fantaisies de l’Orient se trouvent réunies sur cette place. Qu’on juge de la bonne fortune qui s’offrait à nous ! Que de précieuses trouvailles ! Combien d’ateliers n’aurait-on pas décorés avec tous ces trésors, et de quelle façon originale ! Quel malheur de ne pouvoir tout emporter ! Dans notre enthousiasme, nous choisissions, nous achetions toujours ; nous ne réfléchissions pas que nous allions grossir considérablement notre bagage déjà fort embarrassant, et que nous pourrions avoir à nous en repentir.

Nous recommençâmes ensuite nos pérégrinations. Ti-

  1. Suite et fin. — Voy. p. 113 et 305.