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Les scopsis composent une des sectes ou associations secrètes qui font le plus de mal à la Russie. On fait remonter leur origine au règne de Catherine II. Pierre III, que cette princesse fit assassiner, est leur messie. Ils prétendent qu’il n’est pas mort, et attendent qu’il lui plaise de se manifester et de les faire participer à la toute puissance. Un grand et odieux mystère couvre, dit-on, leurs doctrines et leurs actes. On assure qu’un scopsi, homme ou femme, ne doit jamais, d’après les prescriptions de sa croyance, avoir plus d’un enfant. Leur but commun, chose incroyable, serait d’arriver à concentrer entre leurs mains tout l’argent de la Russie. C’est dans l’espoir d’arriver à cette fin chimérique, que presque tous ces sectaires choisissent la profession de changeur. On sait que le papier, faute de numéraire, a un cours presque forcé en Russie ; les roubles en papier circulent d’un bout de l’empire à l’autre. À l’aide du change, les scopsis attirent à eux les espèces métalliques, et n’en rendent que le moins possible à la circulation. Saufs par cette manœuvre, ils donnent peu de prise à la justice contre eux, étant presque tous laborieux, sobres et observateurs scrupuleux des lois. Quand on peut les convaincre de « scopsisme », on les transporte à Maranne ou dans d’autres pénitenciers. Quelles que soient d’ailleurs les amnisties accordées à d’autres criminels, jamais ils n’obtiennent leur grâce. Prisonniers, ils se livrent à de petits travaux pour gagner quelque argent qu’ils ne dépensent pas. On les soupçonne de se ménager toujours le moyen de rester en relation avec leurs coreligionnaires libres. À leur mort, on trouve leurs affaires en ordre, et leur héritage ne donne jamais lieu à aucune contestation. Le gouverneur nous assura que plusieurs d’entre eux parviennent, à force de labeur et d’économie, à amasser, en prison, jusqu’à un pécule de cinq ou six mille roubles. (Le rouble vaut 4 fr.)

Nous visitâmes ces malheureux : ils étaient uniformément vêtus d’une capote grise et d’un papak. Leur physionomie a un caractère particulier. Ils n’ont pas de barbe ; leur figure est jaune et ridée. Presque tous, si jeunes soient-ils, ont l’air de vieillards. Leur voix a perdu son timbre grave, elle est enfantine. Leur tournure est lourde et embarrassée. Ils ont peu de vigueur, et deux scopsis font à peine, lorsqu’il s’agit de travaux qui exigent de la force musculaire, l’œuvre d’un homme ordinaire.


Un prince iméritien. — Navigation sur le Phase. — Chasse aux canards. — Les forêts du rivage. — Une écurie hospitalière. — Repas succulent. — Poti.

Nous dinâmes à Maranne, en compagnie du colonel Romanoff, qui nous donna l’hospitalité pour la nuit. Nous étions encore à table lorsqu’on nous annonça qu’un prince iméritien désirait nous parler, et presque aussitôt nous vîmes entrer un beau garçon blond et rose, revêtu du plus joli costume d’opéra-comique qu’on pût imaginer. C’était bien cependant un vrai prince, le prince Inghéradzé. Il avait appris que nous avions loué un grand bateau pour descendre jusqu’à Poti, et il venait nous demander de descendre le fleuve avec nous, ayant, disait-il, des affaires très-pressées, et offrant du reste de prendre sa part de nos dépenses. Nous n’eûmes garde de le refuser : nous étions trop heureux d’avoir l’occasion d’observer pendant un jour ou deux un type aussi curieux que le seigneur iméritien ; nous nous quittâmes donc enchantés, nous de lui, lui de nous.

Le lendemain matin, à l’heure de l’embarquement, nous vîmes arriver notre prince aussi brillant que la veille. Il portait une tcherkesse d’une entière blancheur, garnie de galons en or, ainsi que le rang de cartouches qui ceignait sa poitrine. Sous la tcherkesse, on voyait une bechemette en soie rose, et sous celle-ci une seconde en soie gris de perle, un magnifique papak, une schaska garnie et ciselée en argent, ainsi que le kangiar, les pistolets et plusieurs petites escarcelles en cuir ouvragé et garni d’or et d’argent. Ajoutez pour achever de peindre ce prince, une tête blonde et rose, des cheveux blonds, un sourire continuel, et un air de bonne santé qui faisait plaisir à voir. Son nouker portait un costume très-brillant où dominait le rouge.

Après avoir fait nos adieux au colonel, nous descendîmes tranquillement le Phase entre deux lignes de forêts qui nous laissaient contempler au-dessus de leurs vertes cimes les sommets des montagnes couverts de neige. La température s’était élevée à celle des beaux jours d’été, et nous en jouissions d’autant mieux que ces pics glacés nous rappelaient nos récentes épreuves du mont Sourham.

J’avais chargé le matin nos armes après les avoir lavées et flambées avec soin. Je les visitai de nouveau. On nous avait promis une chasse miraculeuse sur l’eau, et j’avais hâte d’être en mesure.

Les canards sauvages et autres volatiles qui traversent nos climats au commencement des temps froids, vont au loin se choisir des résidences d’hiver. Or, le Phase et le lac de Poti sont apparemment parmi celles qu’ils préfèrent. Deux heures s’étaient a peine écoulées que nous commençâmes à voir au bord du feuve, sur des parties de sable laissées à découvert, ou sur des troncs d’arbres flottants, des rangées de canards mêlés de quelques grands échassiers. Nous laissâmes le bateau glisser sans le moindre mouvement de rames, et du premier coup de feu nous nous fîmes une provision qui eût suffi a nos repas pour plusieurs jours. À partir de ce moment, ce ne fut que bandes de milliers d’individus se succédant sur les rivages, si bien, qu’ayant rempli à demi le bateau de nos victimes emplumées, fatigués d’une boucherie inutile, nous résolûmes de nous en tenir désormais aux pièces rares qui viendraient à notre portée.

La végétation riveraine était de plus en plus admirable. Le matin, j’avais abandonné mes crayons pour les armes ; vers le milieu du jour je repris les crayons ; tout ce que je voyais me paraissait merveilleux. Beaucoup de grands arbres s’étaient inclinés peu à peu ; quelques-uns, couchés sur l’eau, ne tenaient plus qu’à demi au sol par leurs racines, et d’autres tiges repoussaient déjà sur leurs troncs. Nous fûmes pris du désir de faire une excursion à pied dans ces fourrés ; mais le débarquement était