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verser le territoire des Kioways, et de fumer avec eux le calumet de l’amitié, afin de nous convaincre si les Kioways sont en effet les amis et les frères des Américains ; s’ils n’égorgent pas les voyageurs, s’ils ne volent pas les chevaux, et, dans ce cas, nous devons leur faire des présents ; mais si la tribu des Kioways agit méchamment et traîtreusement, alors le Grand-Aïeul de Washington enverra autant de soldats que les Kioways ont de chevaux, et, de plus, bon nombre de gros fusils, des canons, et anéantira la nation jusqu’au dernier individu. »

Cette harangue n’était guère cérémonieuse, mais elle était très-appropriée au caractère des Kioways, qui, depuis longues années, étaient connus comme les Indiens les plus perfides de la prairie, ayant maintes fois surpris et pillé des fermes isolées, massacré les hommes de la façon la plus barbare, et entraîné les femmes et les enfants en captivité. En outre, le commandant avait été informé par quatre Mexicains venus là pour faire des échanges, que deux de leurs compatriotes étaient retenus prisonniers par cette poignée d’indiens ; il voulait donc en imposer aux sauvages pour obtenir plus facilement la délivrance des captifs. C’était un jeune homme et une femme qui avaient été enlevés dans leur enfance, et depuis lors avaient constamment vécu au milieu de leurs ravisseurs. Le jeune homme était devenu un véritable Indien ; les boucles de sa chevelure noire pouvaient seules révéler son origine espagnole ; il avait presque oublié sa langue maternelle ; il en savait pourtant encore assez pour dire qu’il n’était nullement disposé à changer de condition. La femme, au contraire, exprima franchement le désir de retourner dans sa patrie. Mais elle était la femme de Ku-tat-su et la mère d’un jeune chef ; dans cet état de choses, il était présumable que toutes les tentatives pour délivrer les deux prisonniers, ou seulement la femme, seraient infructueuses ; néanmoins le lieutenant Whipple aborda ce sujet. Au discours du commandant, le chef répondit de la manière suivante : « Ces paroles sont bonnes et pleines de clarté ; mais le Grand-Aïeul n’aime pas ses enfants rouges, sans quoi il eût dit a ceux qui traversent notre village : « Donnez d’abord des présents aux Kioways ; ensuite vous vous expliquerez avec eux. »

Cette manière de voir n’était pas celle de M. Whipple, qui voulait parlementer d’abord et faire des cadeaux ensuite ; cependant, pour montrer dans quelles dispositions amicales il était venu, sur-le-champ il fit distribuer quelques menus objets, tels que perles de verre, teinture rouge, couvertures, couteaux et tabac, puis on continua l’entretien. Les Kioways se déclarèrent comme toujours les amis et les frères des Américains, mais en eux-mêmes ils regrettaient sans doute que la troupe fût trop forte pour qu’il y eût possibilité de la piller et de la scalper. Quant à l’idée de délivrer les prisonniers, ils la repoussèrent sans hésiter ; le vieux chef, malgré les plus brillantes promesses, ne voulut pas se décider à laisser aller sa femme et son enfant, la mère refusant de partir sans ce dernier. Les pourparlers étaient ainsi terminés. En signe de réjouissance, le commandant, au nom du Grand-Aïeul de Washington, accorda aux habitants du village une vache qui, sur-le-champ, fut tuée, dépecée, coupée en morceaux et dévorée avec gloutonnerie par la horde sauvage. Les Peaux-Rouges et les visages pâles fraternisèrent dans les deux camps et firent des échanges ; des boutons, des boucles, des pièces de monnaie, etc., furent troqués contre des peaux de buffle et des mocassins brodés. Mais au coucher du soleil, les hôtes furent invités à rentrer, pour plus de sûreté, dans leur campement respectif.

Dans leur extérieur, leurs mœurs et leurs usages, les Kioways se distinguent peu des Comanches, qui sont leurs voisins immédiats, et, de plus, exploitent les mêmes territoires de chasse. Et pourtant, on ne remarque aucune analogie dans les langages de ces deux tribus ; il leur faut des interprètes pour s’entendre, quand ils n’ont pas recours à l’idiome des Indiens Kaddos, peuplade qui habite plus au sud, ou bien à la langue commune des prairies. Le dialecte des Kaddos est compris par les Kioways et les Comanches assez pour converser ensemble. Quant au langage des prairies, il est composé de signes qui permettent à tous les Indiens de s’entendre entre eux, et aux blancs de s’entendre avec les Indiens pour les transactions commerciales. Les Kioways, ainsi que les Comanches, ont des lois politiques et sociales semblables à celles de l’ancien monde. Ils sont régis par un chef dont la dignité se transmet héréditairement, tant que son gouvernement plaît à la tribu. Il dirige la guerre et préside les conseils ; mais il est, sans autre forme de procès, dépouillé de son pouvoir, dès qu’il se déshonore par quelque lâcheté ou par sa mauvaise administration ; un guerrier plus capable est alors élu à sa place. Les lois sont conformes à ces usages et dépendent de la majorité ; l’exécution en est confiée à des chefs inférieurs, consciencieux et sévères.

Leurs idées sur la propriété sont particulières ; le vol est regardé chez eux comme un acte honorable et glorieux. On imaginerait difficilement de plus grands pillards que ces sauvages. En vain voudrait-on les punir de leurs brigandages continuels ; habitués dès leur enfance au maniement des armes et à l’exercice du cheval ; n’ayant ni demeures ni villages fixes, il leur coûte peu de décamper subitement avec leurs familles et leurs effets d’un bout de la prairie à l’autre. Le nombre et l’agilité de leurs chevaux leur permettent d’emporter tout au loin avec eux ; la connaissance des localités et des sources leur est d’une grande utilité dans ces migrations, et ils échappent facilement à toutes les poursuites. La guerre pour eux n’aurait pas autant d’inconvénients que pour d’autres tribus qui n’émigrent jamais ; il serait en outre superflu de vouloir leur couper les vivres ; car, avec leurs nombreux troupeaux de chevaux et de mulets, ils auraient de quoi se nourrir pendant longtemps ; ils savent qu’on ne peut les atteindre, et c’est ce qui les rend si hardis et si dangereux.

Tous les Indiens sont superstitieux ; ainsi des Kioways. Ils croient aux songes, portent des sacs magiques, des amulettes et cherchent à se concilier la faveur des esprits invisibles par des sacrifices, des danses et de la musique.