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tenait une bande d’étoffe qui par devant descendait au genou et derrière pendait presque jusqu’à terre. C’est sans doute le signe distinctif de ces tribus ; car tous ceux que j’eus l’occasion de remarquer attachaient beaucoup d’importance à toujours mettre cette queue en évidence. L’un d’eux, que nous gratifiâmes d’un pantalon, fut très-chagrin en s’apercevant que ce vêtement cachait sa queue ; après quelques minutes de réflexion, il fit un trou dans son pantalon et s’en alla tout joyeux de son invention. Nos hôtes portaient à leur ceinture des rats, de grands lézards, qu’ils voulaient rôtir à notre feu pour les manger ; mais nous les achetâmes pour notre collection d’histoire naturelle, en leur donnant en échange de la viande de mouton. L’empreinte des pas, marquée sur la terre molle de la vallée, nous avait déjà frappés à cause du grand écartement des doigts de pied ; en voyant les indigènes et en les examinant de près, nous fûmes surpris de cette conformation et de l’absence presque totale d’ongles ; cela vient sans doute de l’habitude qu’ils ont depuis l’enfance de barboter dans les terrains marécageux d’une vallée souvent inondée par le Colorado…

« Ces Indiens appartenaient aux trois tribus des Chimehwhuebes, Cutchanas et des Pah-Utahs, qui se ressemblent sous le rapport physique. Nous ne nous lassions pas d’admirer leur belle stature ; chez eux, un homme au-dessous de six pieds est une rareté. Ce qui nous frappait surtout, c’était la différence entre les Yampays et les Tontos, montagnards carnivores, et les habitants de la vallée du Colorado, qui se nourrissent de végétaux. Les premiers, comme nous l’avons dit, sont petits, laids, leur physionomie est sournoise et repoussante ; les seconds, au contraire, sont des chefs-d’œuvre de la création. C’était un plaisir de voir ces hommes gigantesques bondir, pareils à des cerfs, au-dessus des pierres et des buissons pour se précipiter vers nous ; ajoutez à cela l’expression de bienveillance et de franchise qui brillait dans leurs yeux, et que leur affreux tatouage ne parvenait même pas à dissimuler, leur état constant de bonne humeur et de gaieté, leurs plaisanteries et agaceries toujours suivies d’un fou rire, et qui ne cessèrent que le soir, quand ils se furent tous retirés sous un toit pour garantir leur corps nu de la rigueur du froid.

Les femmes sont tout l’opposé des hommes : elles sont petites, ramassées, épaisses, ce qui leur donne un air comique. Autour des reins, elles portent un tablier ou jupon court fait de bandes d’écorce ; ces bandes sont attachées à la ceinture par une extrémité, tandis que l’autre pend jusqu’aux genoux et là est découpée en larges franges. De loin ces femmes ressemblent a des danseuses de ballet ; leur manière de marcher, qui fait onduler la jupe, contribue encore à l’illusion. Les deux sexes ont les cheveux qui descendent sur le front, coupés droit au-dessus des sourcils ; mais les femmes n’ont pas, comme les hommes, ces tresses enduites de terre dont nous avons parlé ; leur visage un peu large avec de grands yeux noirs porte aussi l’empreinte de la bonne humeur, et si la beauté leur manque, leur physionomie n’est pourtant pas dépourvue d’un certain charme. Leur tatouage est plus soigné et plus compliqué que celui des hommes ; la plupart peignent leurs lèvres en bleu ; et leur menton, d’un coin de la bouche à l’autre, est orné de points et de lignes bleuâtres. Elles enveloppent leurs nourrissons, jusqu’à un certain âge, dans des bandes d’écorce et les portent ainsi partout avec elles. »

Le troisième jour du voyage sur le Colorado, l’on eut occasion de faire des échanges avec les Cutchanas. « Nous nous procurâmes des arcs de 0m,64 et des flèches de 2 mètres de long ; les premiers consistent en un simple morceau de bois dur recourbé dont la corde est un boyau d’animal soigneusement tordu ; les flèches sont composées de deux pièces, d’un roseau auquel on attache des plumes et d’un petit bâton en bois dur qui entre dans le roseau et dont la pointe est garnie de pierres artistement taillées. Comment les Indiens parviennent-ils à travailler ces pierres, à les tailler en fer de lance pour les pointes de leurs flèches, c’est ce que je ne m’explique pas, surtout en l’absence d’outils en fer. La pierre est collée contre le bois avec un mélange de résine, de sorte que, dans un combat, quand la flèche a blessé et qu’on la retire de la blessure, la flèche s’enlève mais la pointe reste dans la plaie. Outre cette arme offensive, ils ont encore une petite massue, espèce de marteau ou de maillet fait d’un seul morceau de bois, ce qui leur a fait donner le nom, en Amérique, de Club Indians ; cette massue, longue de 0m,40, est en bois léger mais solide ; le gros bout est rond comme la poignée et a son extrémité garnie d’une arête tranchante ; la poignée est forée, ce qui permet d’y passer une forte courroie qui tient à la main ; l’arme ne peut donc s’échapper et la force du coup est plus que doublée ; maniée par ces géants, cette massue, quoique petite, doit être très-redoutable. Ces sauvages ont, d’ailleurs, le courage de l’ours en fureur. Le capitaine Sitgreaves, qui visita, il y a quelques années, le Colorado, en sait quelque chose. Les Indiens l’attaquèrent pendant vingt minutes, restèrent exposés à son feu de mousqueterie et laissèrent quatre morts, sans compter ceux qu’ils emportèrent en se retirant. La conduite de ces Indiens à notre égard ne fut pas le moins du monde hostile ; ils paraissaient comprendre le but de notre expédition et attacher de l’importance à des relations plus suivies avec les blancs ; en se montrant hostiles, ils auraient pu nous faire beaucoup de tort et même désorganiser notre expédition ; car ils nous entouraient par centaines.

« … Le 25 février, nous reçûmes, pour la première fois, une visite en règle des Cutchanas, des Pah-Utahs et des Chimehwhuebes, qui nous apportèrent du maïs et des fèves sur des plats et dans des corbeilles élégamment tressées. On fit avec eux des échanges ; ce qu’ils acceptèrent le plus volontiers, c’était de la flanelle rouge, bien que vieille et déjà portée, tandis qu’ils repoussèrent avec mépris la belle couleur vermillon, qui pourtant, chez les tribus à l’est des montagnes Rocheuses, forme le principal article de commerce… »

Au fond de l’âme de ces individus est un germe qui ne demanderait qu’un peu de culture ; et les habitants de la