Page:Le Tour du monde - 01.djvu/390

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où la chair est coupée sur le corps de l’animal encore vivant et vendue par morceaux. Les carapaces noircies, disséminées çà et là, ne pouvaient nous laisser aucun doute sur le procédé des indigènes, qui posent sur des charbons ardents la tortue vivante et la rôtissent dans sa propre écaille. Partout où nous rencontrions de l’eau, nous trouvions aussi des restes de tortues ; mais nous ne pûmes en prendre une seule en vie, ce qui, selon moi, est la meilleure preuve de la chasse acharnée que leur font les indigènes. Nous étions à merveille au bord du petit ruisseau, d’autant plus que nos bêtes trouvaient du gazon dans la vallée et sur le flanc des roches voisines, Le soleil était doux ; le vent ne pouvait parvenir jusqu’à nous ; et, couchés sur le sable fin ou nous étendîmes nos couvertures, nous primes notre revanche de la nuit précédente. »

Le 2 mars, peu d’eau ; on eut la vue au loin de hautes chaînes, probablement la pointe méridionale de la Sierra Nevada. L’expédition dut se séparer en plusieurs détachements, afin de ne pas arriver en masse à la source prochaine. Les premiers nettoyèrent le bassin de la source, l’agrandirent et préparèrent la place aux suivants. On devait se trouver alors (le 5) sur la ligne de partage entre les eaux du Colorado et celles de la rivière Mohave, le point le plus élevé jusqu’à la fin du voyage. Depuis le fort Smith, on avait parcouru 1647 milles : 813 depuis Albuquerque, et 97 depuis le Colorado de l’ouest. Quand les voyageurs quittèrent ce fleuve, ils étaient à 122m,64 au-dessus du niveau de la mer ; mais ici, sur cette ligne de partage (35° 11′de latitude nord et 113° 21′de longitude ouest de Greenwich), ils se trouvaient à 1631m,32 ; ils étaient ainsi, à partir du Colorado, montés de 1754 mètres. L’inclinaison du terrain vers l’ouest était si marquée que jusqu’au lendemain, vers midi, ils descendirent de 33m,64 par mille.

Après avoir rencontré des pas d’hommes, de femmes et d’enfants, on entra dans un ravin qui, s’élargissant peu à peu, forme une grande vallée du sud au nord. « Mais quelle vallée ! Nous venions de voir le désert montagneux, c’était maintenant le désert de sable dans toute son effrayante réalité. Du point où nous étions jusqu’aux rochers qui bornaient la plaine devant nous, la distance pouvait être d’une vingtaine de milles. Au milieu de la plaine, courait, du sud vers le nord, une ligne de rochers volcaniques et de dunes qui s’arrêtaient à notre gauche sans présenter un aspect plus agréable que ce sable aride dont nous étions environnés de toutes parts ; il fallait, nous dit le guide, traverser ce désert pour avoir de l’eau, et il nous indiqua dans quelle direction elle se trouvait. Nous vîmes le soleil se coucher, comme pour nous encourager, dans les eaux d’un fleuve ; nous aperçûmes, à l’extrémité de la vallée, une plaine blanche, semblable à un tapis de neige ; mais il y avait loin, bien loin jusque-là.

« La journée du lendemain (7 mars) fut une des plus pénibles ; à chaque pas, nos bêtes enfonçaient dans le sable, échauffé par les rayons du soleil ; aucune brise ne raffraichissait l’atmosphère. Arrivés aux collines volcaniques et aux dunes de sable, nous découvrîmes la seconde partie de la vallée, qui s’étendait comme une vaste plaine de neige ; nous crûmes d’abord que c’était un effet du mirage qui faisait paraître tout en blanc ; mais nous ne tardâmes pas à reconnaître que nous étions au bord du bassin d’un vaste lac complétement à sec. Le sel, dont l’eau est imprégnée, était resté en dépôt sur le sol, où il formait une couche de l’épaisseur du doigt ; on y enfonçait jusqu’à la cheville, et comme nous marchions ou chevauchions l’un derrière l’autre, nous creusâmes ainsi un profond sentier. La plaine que nous traversions dans la direction sud-ouest fut appelée par nous Soda Lake. À peu près au centre du bassin, je sortis des rangs pour examiner à loisir et graver dans ma mémoire la scène bizarre de la nature que j’avais sous les yeux, et dont l’uniformité ne se prêtait pas au dessin. Vers l’est, le sud et l’ouest, on apercevait la fin du lac ; car des bandes de sable jaune s’allongeaient entre la plaine blanchâtre et les collines avoisinantes. Au nord, la perspective était si intéressante, si différente de tout ce que j’avais vu jusque-là que je ne pouvais en détourner les yeux. À travers une large porte formée par l’accumulation de plusieurs rochers, je voyais dans le lointain le lac s’unir avec l’horizon. Pareilles à des obélisques, des masses de roches isolées s’élevaient çà et là, formant des îles au milieu de cette mer saline desséchée. Apercevais-je en effet l’extrémité du lac ? Ou bien, s’étendait-il encore bien loin vers le nord ? C’est ce que je ne puis dire ; car la base de ces îles rocheuses paraissant aussi large que leur sommet, et l’air vacillant au-dessus du lac, nul doute que, par suite d’une réfraction des rayons lumineux, les objets ne parussent sous une autre forme. Néanmoins, tant que je pus observer ce paysage, c’est-à-dire jusque dans la matinée du lendemain, j’eus toujours sous les yeux le même phénomène.

« Nous atteignîmes dans l’après-midi la fin du Soda Lake ; mais nous étions à peine au centre de la vallée qui se prolongeait bien loin vers le sud. À l’endroit où le terrain commence à onduler, notre guide annonça de l’eau. Nous aperçûmes en effet quelques cavités contenant une eau limpide, et nous nous baissâmes pour apaiser notre soif ardente ; mais à peine nos lèvres y avaient-elles touché que nous reculâmes avec dégoût, car c’était une eau salée et non potable… »

Depuis le Colorado, l’expédition n’avait aperçu aucun animal vivant, sauf quelques lézards à corne. M. Möllhausen avait pourtant trouvé sur le sable un colibri desséché, les ailes étendues, comme si la mort l’avait surpris au milieu de son vol. De quoi vivent donc les indigènes, les Indiens Pah-Utahs ? de racines, de gazons, quelquefois de serpents, de lézards, de grenouilles et enfin de mulets, quand ils peuvent en voler aux voyageurs. C’est ce qui arriva dans cette occasion ; mais ils firent plus que voler, ils massacrèrent aussi un Mexicain qui était resté en arrière avec trois de ces animaux. Depuis longtemps, ces perfides Indiens suivaient l’expédition, abrités par des rochers ou blottis dans le sable, ce qui est une de leurs cachettes favorites ; on avait remarqué leurs traces sur le sable ; chacun était sur ses gardes. Le Mexicain s’était imprudemment