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de même que celui de Camourta, où nous nous rendîmes ensuite, est planté de pieux auxquels on suspend les haches, limes, couteaux et divers instruments du défunt. Au sommet des pieux on cloue quelques figures bien grossières, peinturlurées en noir ou en rouge, dont le ventre est garni de nombreux rubans blancs, rouges, bleus, de toutes les couleurs, ou plus simplement, de longues feuilles de palmier flottant au souffle de l’air ; toujours pour effrayer les mauvais esprits.

Nous parcourûmes les collines de Moughata, les villages d’Enuang, de Calaba et de Coumat où les luthériens, herrnhuters et catholiques, ont essayé à diverses reprises de fonder des stations missionnaires. Aujourd’hui on a peine à trouver un indice de leur passage. La vallée où moururent, les uns après les autres, onze herrnhuters sur treize, s’est transformée de nouveau en une forêt vierge, majestueuse et sombre.

Malgré la proximité de leurs îles, les habitants de Car-Nicobar, d’Enuang et de Malacca ne parlent pas la même langue. Ils donnent aux objets les plus usuels des noms complétement différents. Peut-être faut-il attribuer à la difformité de leur bouche l’imperfection de leur langage, qui est plutôt bégayé que prononcé.

Le 11 mars, nous remîmes à la voile et passâmes trois jours à louvoyer entre Katchal, Nancauri et Camourta, où la Novara, simple navire à voiles, ne pouvait aborder.

Le 17, nous vîmes poindre à l’horizon les iles Meroë, puis Treis et Track, la longue chaîne montagneuse de la Petite Nicobar et Poulo Milou, île petite, mais dont le paysage et la végétation sont admirables. On y trouve dans toute sa beauté le pandanus, qui donne aux forêts de l’Asie méridionale un aspect si différent de celles de l’Amérique centrale. Un naturaliste suédois, Rink, nous y avait précédés et avait employé une quarantaine d’ouvriers chinois à ouvrir les routes dans plusieurs directions. Nous vîmes encore dans cette île les perches avec les guenilles flottantes, épouvantails des méchants Iwis. Ce sont les Maulouenas, ou pourchasseurs de diables, qui les érigent. En exploitant la terreur des mauvais esprits, ils asservissent complétement les populations, ainsi que font ailleurs leurs confrères, les Achits du Guatémala, les Medicine-men des Indiens de l’Amérique du Nord, les faiseurs de pluie chez les Cafres, etc.

Avec la plus grande difficulté, et en prodiguant beaucoup de tabac, de verroteries et de mauvais couteaux, je déterminai trois naturels à me vendre un squelette. Tout tremblants, ils me conduisirent sous des palmiers et baringtoniers où était enfoui le cadavre d’un jeune homme ; mais dès qu’ils me virent fouiller la terre avec un couteau, ils s’enfuirent pâles et consternés : « le crâne, pensaient-ils, allait se venger de leur trahison ! »

Le 19 mars, nous traversâmes le Canal Saint-Georges, longeâmes l’île Mousial, et le lendemain nous touchâmes à la charmante petite île de Condoue où nous admirâmes des forêts imposantes et une végétation splendide. Nous trouvâmes des naturels qui se prêtèrent complaisamment à se laisser peser et toiser, opération qui, ne durant pas moins de 20 minutes et ne comportant pas moins de 68 mesures par individu, est assez fatigante pour le patient et l’opérateur.

Je prétextai une douleur rhumatismale au bras gauche et j’engageai un docteur indigène à entreprendre ma guérison. Aussitôt il se saisit du membre prétendu malade, le pinça, le pressa, le comprima, le massa de toutes façons, et souffla dessus, en criant et sautant, pour forcer le mauvais esprit qui hantait mon bras à en sortir ; enfin, il fit un geste expressif pour le forcer à couler peu à peu jusqu’à l’extrémité des doigts ; mais, fort peu rassuré lui-même sur la vertu de son procédé, il s’enfuit à toutes jambes, dès que je lui eus jeté une pièce de cinq sous.

À l’île de la Grande Nicobar (Sambelong), où nous touchâmes un instant, s’est terminée notre expédition dans cet archipel peu connu. Elle a duré un peu plus d’un mois.


SINGAPORE[1].


Notre traversée de la Grande Nicobar à la petite île de Singapore a duré vingt jours. Nous avons débarqué au magnifique hôtel Esperanza, où l’on est assez bien traité pour une somme de 3 1/2 dollars d’Espagne (19 fr.) par jour.

La moderne Alexandrie, Singapore (de Sing, lion, et Poure, ville), n’était en 1819 qu’une plaine marécageuse, parsemée d’arbres et de cabanes, repaire de pirates qui infestaient l’archipel de la Sonde et les mers de Chine. Lorsque les Anglais, en 1814, restituèrent à la Hollande ses colonies dans cet archipel, ils voulaient détrôner Batavia, et Stamford Raffles proposa d’élever Singapore. Mais ce fut seulement en 1824 que la Hollande abandonna toute prétention sur cette île, et que le sultan de Djohore fut désintéressé dans la question, grâce à 60 000 dollars d’Espagne (325 000 fr.) et à une rente de 24 000 dollars (130 000 fr.). En même temps on affranchit les esclaves, on abolit l’esclavage, et l’île fut déclarée port libre. Aujourd’hui Singapore renferme plus de 100 000 habitants, dont plus de 60 000 sont domiciliés au port. Les éléments de cette population sont des plus hétérogènes ; ce sont des Malais au nombre de 15 000, des natifs du Bengale, de la côte de Coromandel, des Macassars, des Javanais, une masse de Chinois, des Arabes, des Persans, des Anglais, des Allemands, des Hollandais. On ne compte dans ce chiffre que 300 Européens, en n’y comprenant pas les matelots de passage ; mais ce petit groupe domine par l’intelligence tout le reste et est à la tête des affaires.

De toutes les langues qui se heurtent dans cette Babel, le malai est la plus usuelle ; c’est celle qu’on parle dans les transactions générales.

À Singapore, on ne compte, en moyenne, qu’une femme contre sept hommes et qu’une Chinoise contre dix-huit Chinois ; disproportion monstrueuse qu’on retrouve dans les ports de Sydney, Melbourne et San Francisco, aux placers et aux diggings, peuplés par des émigrations récentes d’aventuriers. On n’arrive à l’équilibre de population entre les sexes qu’avec un équilibre de civilisation, avec un groupement définitif des éléments

  1. Sincapour, Singapour, entre la côte S. E. de Malacca et l’île de Sumatra.