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que, même dans les habitations riches, les vitres sont remplacées par les coquilles usées et polies de la Placuna placeuta, qui, d’ailleurs, tamisent plus doucement la violente lumière des tropiques et la transforment en un clair-obscur rafraîchissant.

Le plus curieux établissement de Manille est sans contredit la fabrique de cigares ; on y occupe de six à huit mille ouvriers et ouvrières ; les femmes confectionnent les cigares, les hommes les cigarettes. C’est merveille de voir l’activité de ces femmes rassemblées jusqu’au nombre de huit cents ou mille par salle. Assises devant une petite table, les unes frappent à coups redoublés avec une pierre ovale sur les feuilles de tabac pour les assouplir. D’autres roulent ces feuilles, et les yeux peuvent la peine suivre l’agilité de leurs mains ; chacune d’elles peut fabriquer, dit-on, jusqu’à trois ou quatre mille cigares par jour. Le bruit du travail et des voix est étourdissant, et des miasmes infects s’exhalent de ces ateliers fiévreux ou la chaleur est intolérable.

Les principaux districts ou l’on cultive le tabac sont Cagayan et Bisaya au nord de Luçon ; ils produisent environ dix-huit mille tonneaux, dont huit mille sont expédiés en Espagne seulement en feuilles, et dix mille vendus aux enchères de Manille à raison de huit la dix piastres par mille pièces.

La manufacture de Cavite emploie quatre mille ouvriers, celle de Malabon cinq mille. Si l’on ajoute au personnel des fabriques deux mille individus occupés à des préparations diverses et enfin les cultivateurs, on arrive à un total de dix-neuf mille hommes et femmes, produisant annuellement de 11 à 12 millions de cigares.

Jusqu’en mars 1858, l’île de Luçon ne communiquait avec l’Europe que par l’intermédiaire très-irrégulier de navires à voiles qui faisaient la traversée de Manille à Cadix en trois ou quatre mois. C’est un vapeur du gouvernement qui maintenant porte, de quinze en quinze jours, les dépêches à Hong-Kong, où la malle anglaise les reçoit et les fait parvenir à Alexandrie par Singapore et la Pointe de Galles.

Les relations entre les différentes îles des Philippines, et entre les Philippines et les Mariannes, sont tout à fait irrégulières. De temps à autre, le gouverneur loue quelque petit voilier, va d’île en île, et y recueille les dépêches et les produits en destination pour Manille. On n’aurait pas recours a un procédé plus primitif dans un groupe des îles les plus sauvages ; or notez qu’il s’agit d’un archipel dont les richesses naturelles sont incomparables et qui appartiennent à un peuple très-fier de son histoire et de ses institutions.

La culture intellectuelle est, aujourd’hui, comme on l’imagine, l’un des moindres soucis des habitants de Manille. Pour toute bibliothèque ils ont un cabinet qui renferme quelques ouvrages de stratégie du temps de Cohorn ou de Montecuculli. L’archipel tout entier ne possède qu’un seul journal le Boletin Oficial et quelques almanachs imprimés par le gouvernement : n’oublions pas que les dominicains impriment aussi quelques petits livres religieux. Le seul ouvrage scientifique qui ait paru dans l’archipel depuis trois siècles de domination espagnole, est une très-faible monographie de botanique : la Flora de las Islas filipinas, par Fray Manoel Blanco.

Si nuls que soient, à Manille, les efforts de la pensée, on en surveille les velléités possibles avec une extrême rigueur. Une commission de douze censeurs nommés par le gouverneur et par l’archevêque a grand soin d’empêcher que les Manillais ne viennent jamais à soupçonner qu’il pourrait y avoir au monde d’autres sujets de préoccupation qu’un peu de commerce d’épicerie, beaucoup de galanterie et plus ou moins de vraie ou fausse dévotion.

Le commerce même ne semble toléré que parce que, dans une certaine proportion, il est en effet assez utile pour qu’on ne meure pas absolument de faim. Quant aux grandes spéculations, elles auraient garde de naître : une forte législation douanière, bien protectrice, des règlements, des prohibitions, des restrictions de toute sorte y mettent bon ordre.

À notre passage à Manille, il faisait une chaleur de 29 à 31° cent. nuit et jour ; des pluies tropicales nous inondaient chaque soir ; les chemins étaient à peu près impraticables. Il fallut donc renoncer aux excursions pédestres. Nous louâmes une lorcha, espèce de bateau chaland, large et lourd, dans le genre de nos bacs, et nous entreprîmes une expédition sur le Passig, qui est la grande artère de Luçon, jusqu’au lac intérieur dit Laguna de Bay. La navigation sur ce canal, à travers une magnifique végétation tropicale de palmiers, bananiers, cannes et bambous gigantesques, est admirable. Le village du Pato, ou du Canard, s’étend le long du Passig sur une longueur de 8 kilomètres, et n’est habité que par des éleveurs de canards et d’oies. Devant chacune de leurs cabanes, on voit une aire fort propre, balayée tous les matins, où les canards viennent après leurs ébats aquatiques se chauffer au soleil et recevoir leur pitance journalière, qui consiste en moules pêchées à leur intention dans la lagune voisine. On élève ainsi dans ce Patero plusieurs millions de canards par an. On nous assura que le mets favori des Tagals est un plat de poussins ou canetons à peine éclos.

Nous avons admiré la lagune de Bay, vaste bassin d’environ 50 kilomètres en diamètre, et fort renommé dans tout l’archipel pour la qualité et la quantité des poissons qu’elle nourrit. Ses rivages fertiles sont couverts de nombreux villages qui prospéreraient s’ils pouvaient seulement communiquer avec la capitale à l’aide d’un bateau à vapeur. On parle depuis longtemps de cette grande innovation. Il est même aussi question d’ouvrir un canal du lac à l’Océan, ce qui épargnerait au commerce une longue, pénible et coûteuse circumnavigation. L’entreprise serait très-praticable ; des capitalistes et des entrepreneurs se sont présentés ; il paraît aussi qu’à la fin le gouvernement s’est ému : c’est pourquoi il a nommé des commissaires qui, depuis quatorze ans et plus, écrivent de longs et éloquents rapports pour démontrer que le projet est excellent et digne de toute l’approbation souveraine : tout le monde en est persuadé.

Comme nous n’avancions sur le Passig qu’en nous poussant péniblement avec des gaffes, force nous fut de