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lui avait accordée, mais en chassant le jeune couple de sa maison, sans autres ressources que quelques provisions et une mule pour les porter. Ils arrivèrent de nuit dans le Veletsik, marchant à pied, Dedali soutenant sa jeune femme enceinte et épuisée de fatigue. La mule s’échappa, et Dedali faillit s’égarer complétement en se mettant à sa recherche : il la retrouva à l’entrée d’une caverne spacieuse dont la découverte le transporte de joie, car elle le mettait à l’abri des intempéries de l’hiver. Il s’y installa avec sa femme, et cette caverne, aujourd’hui célèbre parmi les Guègues sous le nom de Caverne des Troupeaux (Spella e Baktive), devint le berceau de l’une des grandes tribus d’Albanie.

Un jour arriva où les Petrovich et leurs voisins s’alarmèrent de la présence au milieu d’eux d’une famille déjà grande et redoutable. Ils allèrent consulter un vieillard centenaire qui avait cessé depuis longtemps d’assister aux conseils de la tribu où il avait laissé un grand renom de sagesse. « Mes enfants, leur dit le vieillard, voici l’épreuve à laquelle il faut soumettre les fils de Dedali pour savoir à quel point ils sont a craindre. Invitez-les à un repas d’honneur, et quand ils seront assis, placez la table devant eux, mais hors de la portée de leurs mains. S’ils s’en approchent, tuez-les à l’instant, car ce seront des gens pacifiques et timides. Si, au contraire, ils se lèvent et prennent la table pour la mettre au milieu d’eux sans se préoccuper de vous, ce sera signe que ce sont des hommes violents, et vous ferez prudemment de quitter la contrée la nuit suivante avec vos troupeaux et vos effets précieux, sans quoi ils finiront par vous tuer ou vous réduire en servitude. » L’expérience fut faite, et les Slaves virent avec consternation les fils de Dedali se lever impétueusement, saisir la table et la placer devant leur père. La nuit même ils émigrèrent tous, à l’exception d’une partie des Petrovich qui forme aujourd’hui un groupe de trente-huit familles. La race de Dedali est devenue la tribu de Kastrati, comptant environ 2600 âmes. Attaqués par les Turcs que commandait Tahir-Bey, les Kastrati taillèrent en pièces les envahisseurs, qui ne purent se reformer que derrière le Proneu-Saad, limite actuelle de la tribu.

Quatre heures après avoir repassé le Proneu sur un pont de pierre en bon état, je rentrais à Scutari, où je m’occupais sérieusement de mon excursion au Monténégro. J’obtins sans peine les lettres nécessaires, et le pacha mit à ma disposition une londra albanaise à six rameurs, qui devait me débarquer au bout de dix heures à Rjeka, au cœur même de la Tsernagore. On agita au consulat la question de sécurité, car un statu quo hostile régnait encore entre le Monténégro et la Turquie, et sur la frontière les passions étaient très-surexcitées. M. Jubany m’engagea à prendre à mon bord, comme sauvegarde, quelque Monténégrine, s’il s’en trouvait alors à Scutari, qui attendît une occasion pour s’en retourner aux montagnes. La précaution fut trouvée bonne, mais nullement indispensable, et fut finalement écartée. Ce n’est pas qu’il en coûtât le moins du monde à ma dignité de me faire protéger en cette circonstance par ce qu’on veut bien appeler le sexe faible, mais je n’avais pas de temps à perdre. Cette protection féminine est plus efficace que tous les firmans du monde, car pour les Monténégrins comme pour tous les peuples chevaleresques, le respect de la femme est le devoir le plus absolu de l’homme d’honneur, et le guerrier qui aura fait feu sur un groupe où il y a une femme, cesse d’être candidat au titre de ïounak (héros). Il doit plutôt recevoir toutes les balles sans les rendre, et c’est une loi si sacrée dans la montagne, que les Koutchi, quand ils sont en guerre avec les Monténégrins, s’embusquent derrière leurs femmes (disent les mauvaises langues), pour fusiller l’ennemi sans danger.

Il y a en Albanie un proverbe dialogue qui peint assez fidèlement la condition des femmes dans l’Orient européen. La scène se passe dans un café polyglotte.

« Qu’est-ce qu’une femme ?

Un Turc. — Une captive.

Un Albanais. — Une esclave.

Un Serbe. — Une servante.

Un Bulgare. — Une compagne.

Un Juif. — Une associée.

Un Grec. — Une souveraine. »

Le mot grec est encore plus expressif : vasiliki. Je désire que ce joli madrigal réconcilie mes amis les Hellènes avec les belles lectrices françaises qui auront accepté comme articles de foi les méchancetés spirituelles de M. Edmond About. Mais il ne faut pas prendre un proverbe au pied de la lettre, celui-ci n’exprime guère que la surface des choses. Le Turc, qui méprise prodigieusement la femme, est encore le mari le plus doux à mener, et le Serbe monténégrin, qui appelle sa femme une servante et même pis, a la plus profonde affection pour la compagne dévouée qui vient, au milieu des balles, lui apporter une poignée de cartouches ou lui charger son fusil.

Départ pour le Monténégro. — Le lac. — Les îles Vranina et Lessendra.

Je montai à bord de ma londra par une belle matinée d’août. Pendant les premières heures, j’avais sous les yeux le paysage d’une douceur un peu monotone que j’ai indiqué plus haut : à ma droite, la Crau de Scutari dominée par les Sept-Montagnes qui s’estompaient dans la brume ; à gauche, les escarpements de la chaîne de Roumia, dont les pointes les plus aiguës venaient plonger dans le lac et y former des caps et des îles d’un fort bel effet. Des villages albanais se cachent dans les plis de cette chaîne, et forment le district appelé Kraïna, qui semble signifier en slave frontière, et surtout frontière montagneuse. Après cinq lieues de canotage, nous vîmes successivement Vranina et Lessendra, deux îles jumelles qui sont en quelque sorte les portières du lac, dans la partie supérieure. La première se présente fort heureusement avec son double sommet et ses misérables fortifications : quant à la seconde, ce n’est qu’un rocher aride dominé de toutes parts et je n’ai jamais pu comprendre que les Turcs en aient fait leur place d’armes de ce côté.