Page:Le Tour du monde - 02.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne connais pas de vestige plus beau de l’art des mosaïstes que cette coupole, respectée par les Turcs peut-être à cause de son admirable pureté. Quinze figures de plus de trois mètres d’élévation occupent le pourtour. Elles représentent la Vierge entre deux anges et les douze apôtres. Au centre plane le Christ dans une gloire avec cette inscription : « Homme de Galilée, pourquoi vous arrêtez-vous levant les yeux au ciel ? Jésus, qui en vous quittant s’est élevé dans le ciel, viendra de la même manière que vous l’y avez vu monter. » Ces figures se détachant sur le fond d’or par larges teintes d’un ton franc sont d’un effet décoratif merveilleux.

Après Sainte-Sophie, je citerai Sarali-Djami-Si, dans le quartier d’Eski-Saraï, remarquable par sa disposition en croix latine ; Eski-Djouma, basilique à deux étages comme Saint-Jean-Studius de Constantinople ; et l’ancienne église de Saint-Bardias, aujourd’hui Kassendjilar-Djami-Si, mosquée des chaudronniers. L’esnaf ou corporation des chaudronniers et celle des tanneurs ont une grande importance à Salonique.)

La disposition de ces basiliques n’affecte que deux types, l’un à branches égales, voûté en coupoles ; l’autre, sans coupoles et sans croix, de forme longue comme les basiliques de Rome. Toutes sont petites et la plus grande ne couvrirait pas le cinquième de la surface d’une de nos cathédrales. On n’y trouve pas la hardiesse des monuments du moyen âge, mais le plan en est plus saisissable et se rapproche plus, à ce titre, des conceptions de l’antiquité grecque si admirables par leur unité. Le jour y pénètre faiblement par de petites lucarnes, et donne un air de mystère à ces sanctuaires intimes d’une religion dont la morale austère ne s’accommodait pas encore des splendeurs que la foi affaiblie devait plus tard demander à profusion.

J’ai parlé de deux arcs de triomphe placés à chaque extrémité de la Grande-Rue, ancienne voie Egnatia. Ces deux monuments élevés, l’un à Auguste, l’autre à Constantin, sont en mauvais état et engagés à leur base dans des maisons qui empêchent d’en saisir les détails. Dans cette même rue, au-dessus d’une terrasse juive, paraissent cinq colonnes d’ordre corinthien avec des cariatides sculptées en bas-relief. Pokocke fait une description pompeuse de cette ruine, qui n’eut sans doute pour nous que le tort de se trouver trop près des chefs-d’œuvre d’Athènes. On pense que là était l’emplacement de l’hippodrome où Théodose fit massacrer les chrétiens, et que ces restes sont la tribune qui formait le fond du cirque. Les juifs appellent ces cariatides : las Encantadas, les Enchantées, et les Turcs : Soureti-malek, figures d’anges.

… Depuis notre arrivée à Salonique nous n’entendions parler que des exploits d’un brigand albanais, appelé Rabottas, qui ravageait la Chalcidique. Les quelques tours de son métier qu’on racontait dans les cafés n’avaient rien de rassurant ; cependant il n’y avait qu’une voix pour dire que c’était un honnête homme. Cette qualification d’honnête homme, accolée à celle de brigand, a pour nos oreilles quelque chose de malsonnant. En Turquie, cet assemblage d’épithètes semble tout naturel et l’est en effet. Il faut savoir que le raya[1] est à l’Osmanli à peu près ce que l’ilote était au Spartiate. Or le raya, qui ne peut supporter ni la surcharge d’impôts, ni l’enlèvement de sa fille ou de sa femme, ni autre injure du même genre, se retire dans la montagne pour fuir l’oppression. Jusque-là cet homme est parfaitement honnête ; mais il arrive forcément qu’il ne peut vivre sur un rocher inculte de l’air du temps ; alors il pille les caravanes, rançonne les villages, et, son indépendance compromettant celle de beaucoup d’autres, il prend naturellement place dans la catégorie des brigands. Ce sont ces brigands qui ont poussé la Grèce à la résistance une première fois et qui, selon toute probabilité, l’aideront une seconde. En attendant, il est prudent de s’en garder quand on voyage ; le pacha nous donna à cet effet une escorte de deux zaptiés de sa garde, ou bachi-bozouks, et la Porte y adjoignit deux hommes armés pour protéger ses chevaux. Notre départ était fixé au 14 mai. Un marchand de Scio, qui allait au mont Athos pour affaires, nous demanda la permission de se joindre à nous. Nous la lui accordâmes, mais, faute d’un cheval, nous nous vîmes forcés de refuser la même faveur à un moine qui revenait du Sinaï et désirait regagner sa Thébaïde. Ce fut sans regret, car le P. Gédéon était bien la personnification du moine dont il est dit : ὁ ἀνάξιος, καὶ ἀνωφελὴς ἱερομόναχος, ὁ ἀνυπόδητος καὶ ῥακενδύτης καὶ ἀλόγων ἀλογώτερος, l’indigne, l’inutile moine sacré, le va-nu-pieds, le déguenillé et le plus animal de tous les animaux, et il n’avait certes pas médité cette parole de saint Ambroise : « Que la netteté de ton visage, de tes mains et de tes vêtements soit un signe de la pureté de ton cœur et de l’innocence de ta vie. »


Préparatifs de départ. — Vasilika. — Galatz. — Nedgesalar. — L’Athos Saint-Nicolas. — Le P. Gédéon.

Jean Belon, du Mans, dans son livre Des singularités, dit « que les Turcs sont gens qui savent le mieux charger et descharger bagages en allant par pays que nuls autres. » Les Turcs de Salonique ont compromis cette réputation d’équilibristes ; car l’empressement maladroit qu’ils mettaient à charger les chevaux de bât nous fit perdre deux grandes heures, et la chaleur était déjà accablante quand la colonne se mit en mouvement.

Les deux zaptiés ouvraient la marche. L’accoutrement des bachi-bozouks varie selon le caprice de chacun. Ceux-là portaient la veste albanaise couleur lie de vin rehaussée de broderies noires, le pantalon large resserré au genou et le turban conique : un arsenal d’armes de toute sorte chargeait leurs ceintures. Les armes sont le luxe des Albanais, et leur vanité à cet endroit ne s’arrête qu’à la limite de leurs moyens pécuniaires, limite qui chez les bachi-bozouks n’est précisée que par leur plus ou moins d’aptitude au pillage. De nombreux καλη ωρα (bonne heure), καλη μερα (bon jour), augourler ola

  1. On appelle en Turquie raya tout sujet non musulman, tout individu qui fait partie de la race vaincue : Grec, Juif, Bulgare, etc., etc.