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Si on tient un amblyrhinchus et qu’on l’agace avec un bâton, il y enfonce ses dents très-avant. J’en ai cependant attrapé plusieurs par la queue, sans qu’ils aient jamais fait mine de me mordre. Si l’on en place deux à terre et qu’on les maintienne en présence, ils s’attaquent et se mordent jusqu’au sang.

Ceux qui habitent les basses terres, et c’est le grand nombre, ont à peine une goutte d’eau à boire en un an, mais ils consomment beaucoup du savoureux cactus dont les branches sont souvent brisées et dispersées par le vent. Je me suis maintes fois amusé à en jeter un morceau au milieu de deux ou trois de ces lézards assemblés ; il fallait alors les voir se le disputer et en emporter chacun un fragment, comme des chiens affamés se disputent un os. Les petits oiseaux les connaissent pour très-inoffensifs. J’ai vu un pinson gros bec becqueter le bout d’une tige de cactus, qui est une friandise fort recherchée de tous les animaux des basses régions, tandis qu’un amblyrhinchus mangeait l’autre bout ; ensuite le petit oiseau sauta, avec la plus complète insouciance, sur le dos du reptile.

J’ai aussi examiné l’estomac de plusieurs individus de l’espèce terrestre ; je l’ai trouvé plein de fibres végétales et des feuilles de différents arbres, principalement de l’acacia. Sur les hauteurs ils se nourrissent des baies acides et astringentes du guayavita, et j’ai vu sous ces arbustes d’énormes tortues et des lézards prendre leurs repas en bonne harmonie. Pour arriver aux feuilles d’acacia, l’amblyrhinchus grimpe le long des troncs bas et rabougris ; souvent ils broutent par couple sur la même branche à plusieurs pieds de terre. Leur chair cuite est blanche et assez goûtée des estomacs sans préjugés. Humboldt remarque que, sous les tropiques, dans l’Amérique du Sud, tous les lézards qui habitent les terrains secs passent pour un mets délicat. Au dire des habitants des îles Galapagos, ceux qui vivent sur les hauteurs boivent de l’eau, mais les autres ne quittent pas leurs terriers bas et stériles pour monter, comme les tortues, jusqu’aux sources. Lors de notre passage, les femelles avaient dans le corps de nombreux œufs gros et de forme oblongue qu’elles déposent dans leurs terriers, et qu’on recherche comme nourriture.

Ces deux espèces d’amblyrhinchus ont des rapports généraux de structure et d’habitude. Toutes deux sont herbivores, quoique se nourrissant de végétaux très-différents. Leur nom leur a été donné par M. Bell à cause de leur court museau. Par le fait, leur bouche se rapproche de celle de la tortue. Il est curieux de rencontrer une race si bien caractérisée, se divisant en espèces terrestre et marine, et confinée dans un si petit coin du globe. L’espèce aquatique est de beaucoup la plus remarquable, parce que c’est le seul lézard existant qui se nourrisse des productions végétales de la mer. Si l’on considère les milliers de sentiers frayés par les grosses tortues de terre, le grand nombre de tortues de mer, les innombrables terriers creusés par l’amblyrhinchus terrestre, les groupes de l’espèce marine qui couvrent les côtes rocheuses des îles, on admettra que dans nulle autre partie du monde l’ordre des reptiles ne remplace d’une façon aussi providentielle les mammifères herbivores. Ces faits reportent en esprit le géologue aux époques secondaires où des lézards, égalant en grosseur nos baleines, fourmillaient dans la mer et sur la terre. Il est à observer, en poursuivant le même ordre d’idées, qu’au lieu de posséder une végétation vigoureuse et humide, cet archipel est extrêmement aride et remarquablement tempéré pour une région équatoriale.

Les quinze espèces de poissons de mer que j’ai pu me procurer sont des genres nouveaux. J’ai recueilli seize espèces de coquillages terrestres (dont deux variétés très-marquées), toutes, à l’exception d’un hélice qu’on trouve à Tahiti, sont particulières à cet archipel. Un naturaliste qui m’avait précédé, M. Cuming, a rassemblé quatre-vingt-dix coquillages de mer, sur lesquels quarante-sept sont inconnus partout ailleurs : fait merveilleux, quand on réfléchit à la vaste distribution de ces coquillages sur toutes les côtes.

J’ai pris beaucoup de peine pour réunir des spécimens d’insectes. Sauf la Terre de Feu, je n’ai jamais visité pays si pauvre sous ce rapport ; même dans les régions humides, j’en ai trouvé fort peu, quelques diminutifs de diptères et d’hyménoptères et vingt-cinq espèces de coléoptères, dont plusieurs variétés nouvelles.

Plus heureux pour la botanique, j’ai rapporté cent quatre-vingt-treize plantes, tant cryptogames que phanérogames ; cent de ces dernières sont des espèces nouvelles.

Enfin, le trait le plus saillant de l’histoire naturelle de cet archipel, c’est que les espèces des diverses îles diffèrent entre elles. Le vice-gouverneur m’assura qu’il pouvait distinguer avec certitude au premier coup d’œil une tortue venant de telle ou telle île. Je ne fis pas d’abord grande attention à ce dire, ne pouvant imaginer que des îles situées en vue les unes des autres, séparées par une distance de cinquante à soixante milles, formées des mêmes rocs, placées sous la même latitude, s’élevant à une hauteur à peu près égale, pussent avoir des hôtes différents. Mais il ne me fut plus permis de douter lorsque, comparant les nombreux spécimens d’oiseaux moqueurs tués par moi et par plusieurs de mes compagnons dans les diverses îles, je découvris entre eux, à ma grande surprise, des différences assez tranchées pour caractériser des genres distincts. La même observation s’appliquait aux reptiles, aux insectes, aux plantes. Néanmoins, tout entouré que j’étais d’espèces nouvelles, les plaines tempérées de la Patagonie, les chauds et arides déserts du Chili septentrional, reparaissaient devant mes yeux, évoqués par le son de voix des oiseaux, par leur plumage, par de légers et innombrables détails de structure, rappelant les types américains, quoique séparés du continent par une mer découverte, large de cinq à six cents milles.

L’archipel Galapagos est donc à lui seul un petit monde, ou plutôt un satellite de l’Amérique du Sud, d’où lui sont venus quelques colons nomades, et qui a donné son empreinte générale aux productions indigènes. Si l’on considère la petitesse des îles, on s’étonne d’y trouver au-