Page:Le Tour du monde - 02.djvu/178

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épaules, et si je ne m’étais appuyé sur un bâton et accroché à la selle du renne, j’aurais perdu l’équilibre et été entraîné en un clin d’œil ; ni la présence d’esprit, ni la force, ni l’agilité n’auraient pu me sauver.

En d’autres endroits, les rennes sautent tous à la fois dans la rivière, et il faut que le voyageur se laisse glisser adroitement, de manière à tomber à califourchon sur l’un des quadrupèdes. On répète jusqu’à dix fois par jour ces pénibles manœuvres ; et quand vient le soir, on ne trouve pas même un lieu sec pour s’y reposer ; le sol, détrempé par l’eau qui descend de la montagne, n’est qu’une boue épaisse où l’on enfonce jusqu’aux genoux. Il ne faut pas songer à y dresser une tente ou à y faire du feu. Aussi ne se donne-t-on pas même la peine de chercher un lieu de campement ; on coupe deux gros arbres que l’on étend par terre ; puis on place en travers de jeunes mélèzes, sur lesquels on se fait un lit et où l’on dépose les ballots. Préparer son repas est alors un tour d’adresse dont le mérite revient tout entier à la nécessité.

En repassant au lieu de réunion, près de l’Outchour, je m’y arrêtai quatorze à quinze jours, et j’arrivai à Yakoutsk au milieu de l’été, après avoir lutté dix-sept mois contre des difficultés inouïes.

Un mois après l’on m’envoya à Olekminsk (en yakoute Aïannach), qui est à une distance de soixante kœs. À peine de retour, je partis au milieu de l’hiver pour Viliouisk (en yakoute Bulu), d’où je revins par Sountar et Olekminsk, après avoir fait un trajet de deux cent trente kœs. Je dois dire en passant quelques mots de la ville de Viliouisk.

Elle est située à soixante kœs à l’ouest d’Yakoutsk, sur un fleuve appelé Vilioui. Entre ces deux villes se trouve un désert de près de quarante kœs. Les environs de Viliouisk, peuplés de trente mille hommes, sont très-abondants en eaux, en bois, en pâturages, en gibier, en poisson, en quadrupèdes, en oiseaux des forêts. Aussi n’est-il pas de contrée où les habitants jouissent de plus d’aisance ; on n’y connait ni la disette, ni la faim, et on peut dire sans exagération que ce pays est plein des bénédictions de Dieu. Je le savais déjà ; car, cinq ans auparavant, j’avais visité ce district, en compagnie du gouverneur.

Viliouisk est en outre remarquable par trois phénomènes naturels.

Sur les bords de la rivière Kæmpændæi[1], on voit s’élever en hiver une énorme masse de sel de trois couleurs ; blanc, clair et transparent ; jaune rouge, et bleu d’azur. Il est deux fois plus salé que les autres sels. Il n’y a que les habitants de Viliouisk, qui en fassent usage ; on n’en transporte ni à Yakoutsk ni ailleurs, parce qu’il passe pour trop cher, je ne sais pourquoi. Cet excellent sel fond rapidement par les pluies de printemps et d’été, mais il en reparaît d’autre l’hiver suivant.

Les rives des fleuves et des rivières sont jonchées de précieuses pierres transparentes, qui n’ont pas de nom en yakoute ; si quelque connaisseur visitait ces lieux, il y pourrait faire une précieuse collection.

La troisième curiosité consiste en une quantité considérable de bois pétrifié. On rapporte que des arbres entiers, avec leurs racines et leurs branches, sont tombés dans le fleuve, sur les bords duquel ils étaient suspendus, et ont été changés en pierres ; j’en ai vu de mes propres yeux et j’ai même acheté un tronçon de bouleau, qui, avec les bulbes madrées de sa racine, est tellement pétrifié, que l’on en peut faire jaillir des étincelles.

Dans la contrée de Sountar, à cent kœs au sud-ouest de Djokouskaï, le blé croît extraordinairement bien. Les ecclésiastiques du pays n’achètent jamais de farine pour leur consommation. C’est par routine que les Yakoutes négligent de cultiver le blé, qui serait une richesse pour leur pays.

Ces voyages perpétuels détérioraient insensiblement ma santé ; le froid excessif de l’hiver et les chaleurs de l’été me causaient des maladies dont je n’avais jamais souffert. Comme j’étais sur le point de demander ma retraite, il vint de Russie une commission chargée d’imposer un nouveau tribut aux Yakoutes ; elle devait faire des excursions dans tous les lieux habités par ce peuple et par les Tongouses ; ses instructions portaient aussi qu’elle visiterait le pays d’Oudskoï. Mais comme il lui aurait fallu beaucoup de temps pour faire ce long et pénible voyage, et que les frais de transport de plus de dix personnes, y compris l’interprète, le secrétaire et les cosaques, se seraient élevés à plus de mille roubles (4000 fr.), il fut décidé que je partirais seul pour Oudskoï.

J’étais parfaitement au fait des fatigues sans fin qui m’attendaient dans ce voyage. Comme il n’y avait que quelques mois que j’étais de retour, je n’avais pas oublié et je n’oublierai jamais ce que j’y avais souffert. De plus, j’étais si faible qu’il était bien douteux que je fusse en état de supporter ces nouvelles épreuves. J’avais le cœur rempli de sombres pressentiments en songeant que je n’étais pas encore libre de quitter Yakoutsk, et que j’avais sans doute encore longtemps à y rester. Cependant je ne pus, vu l’importance de la mission qui m’était confiée, refuser de la remplir. Comme je m’étais fait une loi de ne jamais me soustraire à un ordre impérial ni à ma destinée, je domptai mon esprit et mon corps, et je partis une seconde fois pour Oudskoï, accompagné d’un cosaque.

Ce voyage dura sept mois, pendant lesquels j’eus beaucoup à souffrir ; le jour, je supportais les mêmes fatigues que j’ai déjà décrites ; la nuit, je rédigeais sans interruption les renseignements que l’on m’avait ordonné de recueillir. D’après mes instructions, j’avais à décrire la manière de vivre de tous ceux qui portent le nom de Tongouses, et à supputer la quantité de gibier tué par

  1. Kaptindeï. Voyez De Gmelin, t. I, p. 341, des Voyages traduits par Keralio. Ce voyageur dit que le sel s’élève en un endroit à quatre pieds au-dessus de la surface de l’eau ; et qu’à sept lieues à l’est, sur la rive droite, du Kaptindeï il y a une colline de sel haute de trente toises, longue de cent vingt pieds.