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on ne savait pas la direction qu’ils devaient prendre, mais on citait le Mandara dont le gouverneur, protégé par ses montagnes, aurait eu des velléités de rébellion. À parler franc, les coffres, ou plutôt les chambres à esclaves de ces messieurs étaient vides, et il importait de les remplir, quel que fût l’endroit qui en fournît les moyens.

« L’armée avait passé Ngornou lorsque j’arrivai au camp, où l’on me fit dresser ma tente auprès de celle de Lamino. Jadis voleur de grand chemin, ce larron émérite, devenu chef de la police du royaume, était fort précieux pour le vizir qui n’aurait pas eu la force d’adopter une mesure rigoureuse. L’ex-bandit, au contraire, n’avait pas de joie plus vive que de torturer ou de mettre à mort ; cela ne l’empêchait pas d’être fort tendre à ses heures, et je m’amusais beaucoup de l’air sentimental dont il parlait de sa favorite, qui le suivait dans cette expédition. Il n’était pas le seul qui eût amené ses amours ; la plupart des courtisans avaient avec eux une partie de leurs harems, et lorsque l’armée s’arrêta sous les murs de Dikoua, la diversité des abris qui surgirent tout à coup, l’aspect varié des combattants, le nombre des chevaux, souvent d’une beauté remarquable, la quantité prodigieuse des bêtes de somme, chameaux et bœufs, qui portaient les provisions, les meubles, les femmes voilées et richement vêtues des dignitaires, formaient un spectacle des plus intéressants.

« La ville de Dikoua, elle-même, l’une des plus grandes cités du royaume, et l’ancienne résidence des chefs du pays, méritait de fixer nos regards. Ses murs de dix mètres de hauteur et d’une épaisseur considérable, ses habitations importantes, chacune entourée d’une cour spacieuse, m’impressionnèrent vivement. Partout des arbres magnifiques, des palissades bien entretenues, et recouvertes d’une liane de la plus grande beauté. Devant le palais du gouverneur, un arbre à caoutchouc, dont la cime de douze à quinze mètres de rayon, qui jadis abritait le grand conseil, n’entend plus aujourd’hui que le caquet des oisifs. Au dehors, le Yaloué traverse une forêt luxuriante, et de vastes champs de coton produisent la matière première de l’industrie des habitants.

« Quelques jours après, nous campions le soir à côté de Zogoua. J’avais à peine dressé ma tente que cet affreux Lamino vint me chercher pour me mettre en présence de deux scélérats, dont il avait fait passer la tête dans une machine, formée de grosses pièces de bois, et qu’il avait condamnés à se déchirer mutuellement avec un long fouet d’hippopotame. J’eus beaucoup de peine à lui faire entendre que cette vue m’était désagréable, et je lui donnai, afin de me débarrasser de lui, une poignée de clous de girofles pour sa bien-aimée, dont je connaissais les talents culinaires. Enchanté du présent, il me répéta combien il adorait cette femme : « Un amour réciproque, ajouta-t-il, avec un tendre sourire, est le plus grand bien qu’on puisse avoir en ce monde. » déclaration qui m’ébouriffait toujours et me paraissait fort ridicule, émanant d’une pareille masse de chair.

« Zogoua est la dernière ville du côté du Bornou ; et nous allions pénétrer chez l’ennemi.

« Le 10 décembre nous étions à Diggéra où nous restâmes cinq jours. C’est là que pour la première fois j’eus un véritable échantillon de ces canaux, à peu près stagnants, qui caractérisent la partie équatoriale de l’Afrique, et justifient les contradictions apparentes des voyageurs au sujet de la direction des eaux de cette contrée. Ces canaux sont de deux sortes : les uns, en rapport immédiat avec la rivière, se dirigent souvent dans le même sens qu’elle ; les autres, complétement indépendants, sont des espèces de drains collecteurs qui se forment au fond des plis de terrain. C’est à ce dernier système que se rattache le canal vaseux de Diggéra, bien qu’on m’ait affirmé qu’il va rejoindre le Tchad. Le soir, nous en causâmes chez le vizir ; une discussion tellement scientifique en résulta, qu’elle eût fermé la bouche à ceux qui méprisent l’intelligence des habitants de cette contrée.

« Nous n’étions plus alors qu’à un jour de marche de la capitale du Mandara, et il était urgent pour nos amis, de savoir ce qu’ils voulaient faire. On leur avait dit, quelques jours avant, que le chef de cette province était décidé à la résistance ; cette nouvelle les avait profondément abattus, et ce fut avec la joie la plus sincère qu’ils virent arriver un serviteur du rebelle, accompagné d’un présent de dix belles esclaves et apportant l’offre d’une entière soumission ; tel fut du moins le rapport officiel. Un indigène m’affirma au contraire que loin de se soumettre, l’impérieux vassal ne parlait du Bornou qu’avec dédain. Toujours est-il que le vizir m’apprit d’un air triomphant l’heureuse issue de l’affaire du Mandara, et ajouta que le cheik allait retourner à Kouka, tandis qu’à la tête du gros de l’armée, il se dirigerait vers le Mosgou.

« Je n’ignorais pas quel était le but de l’expédition, mais nous pouvions en diminuer les horreurs, et nous nous décidâmes à accompagner le vizir. C’était d’ailleurs l’unique moyen d’étudier la communication qu’établit le Bénoué entre le bassin du Tchad et le Niger.

« On se mit en marche, et ce fut pour moi un plaisir indicible ; nos hommes, se déployant sur une immense étendue, émaillaient la plaine de leurs groupes si variés : la grosse cavalerie aux vêtements bourrés de ouate, ou revêtue de la cotte de maille, et du heaume ; les Chouas simplement couverts d’une tunique flottante, montés sur de petits chevaux sans figure, mais robustes ; les esclaves pimpants et vaniteux, parés de burnous écarlates, ou d’étoffes de soie aux couleurs diverses ; les Kanembous entièrement nus, sauf leur tablier de cuir, avec leurs grands boucliers, leur faisceau de lances et leur coiffure barbare ; et à l’arrière-garde, les chameaux et les bœufs. Tous pleins d’ardeur, se dirigeaient vers la région inconnue du sud-est.

« Je suivais avec enivrement cette multitude qui ne semblait réunie que pour une partie de plaisir. Çà et là un troupeau de gazelles effarouchées entraînait à sa poursuite les Kanembous et les Chouas, qui, animés par les cris des spectateurs, se disputaient la bête ;