Page:Le Tour du monde - 02.djvu/238

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tisfait de mes cadeaux, élevait des prétentions exorbitantes ; mon hôte prétendait pouvoir disposer de mes bagages, ainsi que je disposais de son local : exactions sur exactions. Le lendemain, toutefois, la fièvre ayant cessé, je reçus la visite de gens honnêtes, et pus prendre l’air sur ma terrasse, d’où j’embrassais du regard la ville. Au nord, la mosquée massive de Sankoré donne à cette partie un caractère imposant ; à l’est, le désert ; au sud, les habitations des marchands de Ghadamès ; puis des cases au milieu de maisons construites en pisé, des rues étroites, un marché au versant des dunes, le tout formant un coup d’œil plein d’intérêt.

« Le lendemain la nouvelle d’une attaque projetée contre ma demeure, par ceux qui s’opposent à mon séjour, me coupe la fièvre ; une attitude un peu ferme suffit à dissiper les nuages. Le frère du cheik essaye de me convertir, et me défie de lui démontrer la supériorité de mes principes religieux ; lui et ses élèves entament la discussion ; je les bats, ce qui me procure l’estime de la partie intelligente des habitants et l’amitié du cheik. La fièvre m’avait repris le 17 ; ma faiblesse augmentait de jour en jour, quand le 26, à trois heures du matin, des instruments et des voix m’annoncèrent l’arrivée d’El Bakay ; ma fièvre s’en accrut ; mais mon protecteur me tranquillisa le soir même. Il blâmait hautement la conduite de son frère à mon égard ; m’envoyait des vivres, avec la recommandation de ne rien prendre de ce qui ne sortirait pas de sa maison, et m’offrait le choix entre les diverses routes qui me permettaient d’arriver à la côte. Si j’avais su alors que je devais languir huit mois à Tembouctou je n’aurais pas eu la force d’en supporter l’idée ; mais l’homme, fort heureusement, ne prévoit pas la durée de la lutte, et marche avec courage au milieu des ténèbres qui lui dérobent l’avenir.

« Ahmed El Bakay, d’une taille au-dessus de la moyenne, et bien proportionnée, avait cinquante ans, la peau noirâtre, mais la figure ouverte, l’air intelligent, le port et la physionomie d’un Européen. Une courte robe noire, un pantalon de même couleur, ainsi que le châle qui était posé négligemment sur sa tête, formaient tout son costume. Il se leva pour venir à moi, et sans phrases, sans formules préliminaires, nous échangeâmes nos pensées avec un entier abandon. Le pistolet que je lui donnai fit tomber l’entretien sur l’industrie européenne ; il en connaissait la supériorité, et me demanda s’il était vrai que la capitale de l’Angleterre eût plus de cent mille habitants. Il me parla ensuite du major Laing, le seul chrétien qu’il eût jamais vu ; personne à Tembouctou, n’ayant eu connaissance du séjour de Caillé, grâce au déguisement qu’avait pris l’illustre Français.

« Tembouctou, située à neuf kilomètres du Niger, par dix-huit degrés de latitude nord et très-probablement entre le cinquième et le sixième méridien à l’ouest de Paris, a la forme d’un triangle dont la pointe se dirige vers le désert, et qui s’étendait autrefois à un kilomètre au delà des limites actuelles. Sa circonférence est aujourd’hui de quatre kilomètres et demi ; ses anciens remparts détruits par les Foullanes en 1826, n’ont pas été relevés. La cité se compose de rues droites et de rues tortueuses, non pavées, mais dont la chaussée est faite de sable durci ; quelquefois un ruisseau en parcourt le milieu. On y trouve neuf cent quatre-vingts maisons en pisé, bien entretenues, et deux cents cases en nattes dans les faubourgs, au nord et au nord-ouest, où sont des monceaux de décombres accumulés depuis des siècles. Plus de traces de l’ancien palais ni de la Casbah ; mais trois grandes mosquées, trois petites et une chapelle. Tembouctou se divise en sept quartiers, habités par une population fixe de treize mille âmes, et une population flottante de cinq à dix mille de novembre en janvier, époque de l’arrivée des caravanes. Fondée au commencement du onzième siècle par les Touaregs, sur un de leurs anciens pâturages, Tembouctou appartient au Sonray dans la première moitié du quatorzième. Reprise au milieu du quinzième par ses fondateurs, elle leur est bientôt enlevée par Sonni Ali, qui la saccage, la tire de ses ruines, et y fait affluer les marchands de Ghadamès. Déjà marquée, en 1373, sur les cartes catalanes, non-seulement entrepôt du commerce de sel et d’or, mais centre scientifique[1] et religieux de tout l’ouest du Soudan, elle excite la convoitise de Mulay Ahmed, tombe, en 1592, avec l’empire d’Askia, sous la domination du Maroc, et demeure jusqu’en 1826 au pouvoir des Roumas (soldats marocains établis dans le pays). Viennent ensuite les Foullanes, puis les Touaregs qui chassent les Foullanes en 1844. Mais cette victoire, en isolant Tembouctou des bords du fleuve, amène la famine. Un compromis a lieu, en 1848, par l’entremise d’El Bakay : les Touaregs reconnaissent la suprématie nominale des Foullanes, qui ne peuvent tenir garnison dans la ville ; les impôts y sont perçus par deux cadis : l’un Sonray, l’autre Foullane ; et le gouvernement (ou plutôt la police) est confié à deux maires sonrays, comprimés à la fois par les Foullanes et les Touaregs, entre lesquels se place l’autorité religieuse, représentée par le cheik, Rouma d’origine.

« J’avais, comme on l’a vu, l’entier appui du cheik ; mais le conflit des pouvoirs qui s’exercent dans Tembouctou devait neutraliser l’influence de cet homme généreux, et menacer mes jours, malgré sa protection. Le mois de septembre s’était bien passé ; je n’attendais plus qu’une occasion pour fixer mon départ, lorsque le 1er octobre arrivèrent des cavaliers appartenant au gouverneur titulaire ; ces soldats avaient l’ordre de me chasser de la ville, et de me tuer si je faisais résistance. Plus moyen de partir ; El Bakay s’y opposait formellement, pour ma sécurité d’abord, ensuite pour ne pas avoir l’air de plier devant les Foullanes ; il résolut même d’aller camper hors des murs, afin de prouver à tous qu’il ne dépendait ni de la population ni de ses vainqueurs ; et le 11 nous quittâmes la ville un peu avant midi. En dépit de mes inquiétudes, je me trouvai bien du changement d’air et de la scène paisible que j’avais sous les yeux. Dès le

  1. Ahmed Baba donne une liste considérable des savants de Tembouctou, et il avait lui-même (au seizième siècle) une bibliothèque de seize cents manuscrits.