Page:Le Tour du monde - 02.djvu/352

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ception inaccoutumée l’inquiéta : je le vis changer de couleur, son visage passant du noir à une teinte plombée. Quand j’eus fini, je me tournai vers lui en demandant au drogman ce que pouvait vouloir cet homme. Il prit alors la parole pour me dire qu’il était venu se justifier de certains mauvais bruits et notamment des intentions qui lui avaient été imputées d’avoir voulu me faire la guerre. Je lui répondis que je ne voulais pas entendre parler de semblable chose, que je ne craignais pas la guerre, mais que j’étais venu pour trafiquer paisiblement, et pour lui prouver qu’il n’était pas de taille à m’effrayer, je fis tirer un de mes canons chargé d’une pièce de bois en guise de boulet. Les noirs ayant ramassé ce projectile, que l’explosion avait lancé fort loin, j’interpellai le chef et lui demandai si les lances de ses hommes portaient à pareille distance. Son attitude me prouva qu’il avait compris la leçon et en profiterait.

Bélénia, village berri sur le fleuve Blanc. — Dessin de Lancelot d’après Werne.

Il entreprit une longue justification pour me persuader qu’il était resté étranger à un complot tramé par les autres chefs, qu’il révéla à mon drogman, et qui consistait tout simplement à tomber sur nous durant la saison des pluies, lorsque l’humidité empêcherait nos terribles fusils de faire feu, et à nous massacrer sans danger. (Pour parer à ce péril, je fis soigneusement envelopper de peaux les batteries de nos fusils pendant que durèrent les pluies.)

Mon conspirateur avait été trahi de la façon la plus inattendue. Une esclave dinka qu’il avait s’était empressée de tout révéler à mon drogman ; c’était le roi lui-même qui avait donné l’ordre de tomber sur nous, de nous égorger tous, sans excepter Terranova, son hôte ; de brûler nos corps et d’en jeter les cendres au vent ; « afin que nos cadavres ne restassent pas dans sa terre. » Sachant que ces noirs croient à la sorcellerie, je lui déclarai que je savais tout cela par des moyens magiques, et que je voulais bien lui pardonner ses perfidies passées, mais qu’il eût à y regarder à deux fois si, à l’avenir, il s’avisait encore de conspirer contre moi. Il me fit, pour me rassurer, le serment le plus solennel en usage chez ces peuples, « sur la race de ses bœufs, » et nous nous séparâmes assez bons amis pour la forme…

Andrea Debono.