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mais ils sont si médisants ! et je n’en crois rien. Je me borne à trouver que cette licence sans liberté, cette absence complète d’éducation morale est d’un fâcheux effet pour les maris plus encore que pour les femmes, et leur ôte complètement, dès la jeunesse, le goût de la vie de famille et d’intérieur.

Les femmes sont absolument maîtresses dans ces maisons où elles restent si peu. Elles y sont servies par des domestiques des deux sexes, et on admet libéralement que l’endéroun peut rester accessible aux visiteurs qui n’ont pas plus de dix-huit à vingt ans. Aucune inconséquence ne choque dans ce pays, et lorsque en particulier on fait remarquer celle-ci aux Persans, ils en rient de tout leur cœur et vous font là-dessus deux mille contes plaisants ; mais ils concluent bientôt sérieusement en disant que c’est l’usage.

Les femmes n’étant, comme je viens de le dire, responsables de rien, sont extrêmement colères et violentes. Le Prophète avait découvert qu’il leur manquait quelque chose dans l’entendement, et il s’empressa d’en conclure, comme elles l’ont trop bien retenu, que leurs faits et gestes n’avaient pas de conséquence. Plein de cette idée, il déclara même que le manquement le plus grave qu’on peut avoir à leur reprocher devrait être prouvé par quatre témoins oculaires. C’était à peu près donner l’impunité au sexe faible et lui montrer beaucoup d’indulgence.

Les femmes persanes ont pris le jugement du Prophète au pied de la lettre : il y a plus de maris à plaindre qu’il n’y a de femmes victimes. Elles ont surtout une tendance marquée à faire usage de leur pantoufle, et cette pantoufle, toute petite qu’elle soit, est construite en cuir très-dur et armée au talon d’un petit fer à cheval d’un demi-pouce d’épaisseur. C’est une arme terrible, dont j’ai vu les déplorables effets sur la figure labourée d’un malheureux mari qui s’était attiré la colère d’une petite dame de treize ans.


La journée d’un Persan. — Les visites. — Formules de politesses.

Les heures qui ne sont pas données au bazar sont absorbées par les visites. Comme partout ailleurs, il y en a de toutes sortes d’espèces, les visites de cérémonie, de convenance, d’affaires, de plaisir.

Quand on veut aller voir quelqu’un, on commence, le plus souvent, par lui envoyer un domestique pour s’informer de ses nouvelles et lui faire demander si tel jour, à telle heure, on pourra venir le voir sans le déranger. Dans le cas ou la réponse est favorable, on se met en route et l’on arrive au moment indiqué, qui n’est jamais très-rigoureusement défini et qui ne peut pas l’être, vu la manière dont les Persans calculent le temps. Une heure après le lever du soleil est une bonne heure pour aller voir quelqu’un, parce qu’il ne fait pas encore trop chaud ; ou bien encore à l’asr, c’est-à-dire tout le temps de la troisième prière, dont, par parenthèse, les Persans se dispensent très-souvent. Quand quelqu’un doit venir à l’asr, on peut l’attendre depuis trois heures de l’après midi jusqu’à six heures, et il ne se trouve pas en retard. Comme le temps ne compte pour rien, être en retard ne serait d’ailleurs pas un tort, ou bien c’en est un que tout le monde partage.

On se met donc en route avec le plus de serviteurs possible, le djelodâr marchant devant la tête du cheval, la couverture brodée sur l’épaule ; derrière le maître vient le kalyandjy avec son instrument. On chemine ainsi, au pas dans les rues et les bazars, salué par les gens de sa connaissance, donnant aux pauvres. Parmi ceux-ci il en est quelquefois d’espèce singulière. Ainsi un de mes amis se vit un jour accosté par une femme dont le voile tout neuf et le rou-bend d”une grande propreté indiquaient l’aisance. Elle lui demandait un schahy (un sou) d’une voix lamentable. Sur l’observation qu’il lui fit, qu’elle ne semblait pas en avoir besoin, elle lui répondit qu’en effet elle était riche, mais qu’ayant un enfant malade, elle s’était réduite pour ce jour-la à vivre de charités, afin d’obtenir par son humilité la miséricorde céleste. D’autres mendiants, d’espèce plus réelle, se lèvent tout droit sur votre passage, criant à tue-tête : « Que les saints martyrs de Kerbela et Son Altesse le Prophète et le Prince des croyants (Aly) élèvent Votre Excellence jusqu’au comble de la prospérité et de la gloire ! » Quelquefois Son Excellence est un très-simple bourgeois, qui n’en donne pas moins son aumône, et qui en est remercié par une prosopopée digne de l’exorde. Si le passant est un chrétien, le mendiant ne souffle pas mot du Prophète ni de son monde, mais invoque à grands cris les bénédictions de Son Altesse Issa (Jésus) et de Son Altesse Mériêm (Marie), sur le magnifique seigneur, la splendeur de la chrétienté, qui viendra sans nul doute au secours du plus petit de ses serviteurs.

On arrive enfin à la porte où l’on doit s’arrêter et l’on met pied à terre. Les domestiques marchant en avant, on pénètre par différents couloirs toujours bas et obscurs, et souvent on traverse une ou deux cours jusqu’à la maison. Êtes-vous d’un rang supérieur, le maître du logis vient lui-même vous recevoir à la première porte. En cas d’égalité, il vous envoie son fils ou l’un de ses jeunes parents. Alors a lieu un premier échange de politesses : « Comment Votre Excellence ou Votre Seigneurie a-t-elle conçu la pensée miséricordieuse de visiter cet humble logis ? » De son côté, on répond, en s’exclamant sur l’excès d’honneur qui vous est fait : « Comment daignez-vous ainsi venir au-devant de votre esclave ? Me voici dans une confusion inexprimable ; je suis couvert de honte par ces excès de bonté. »

En devisant ainsi, on arrive jusqu’à la porte du salon ou l’on doit entrer. Ici on fait assaut de civilités pour ne pas passer le premier. Le maître vous affirme que vous êtes chez vous, que tout doit vous obéir dans cette pauvre demeure ; vous vous défendez avec modestie, vous jurez d’être résolu à n’en rien faire, puis vous quittez vos chaussures, votre hôte en fait de même, et vous entrez.

Vous trouvez généralement réunis tous les hommes de la famille, qui sont là pour vous faire honneur. Ils se tiennent debout, rangés contre le mur. Ils s’inclinent à