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valides et tous les accessoires habituels d’un semblable établissement. »

Kingston est une ville mal bâtie, sans trottoirs, sans éclairage : on ne songe pas à y marcher à pied, tant la chaleur y est accablante, mais cette ville a l’air encore moins morne que Spanish-Town, la capitale officielle de l’île, située à treize milles de Kingston et où l’on se rend par chemin de fer. C’est là que vit le gouverneur ; là vivent aussi les satellites ou lunes qui entourent le luminaire central, c’est-à-dire les secrétaires et les ministres. Le conseil législatif et la chambre y tiennent leurs sessions.

La ville, malgré son lustre officiel, est une ville de morts : dans ses longues rues, on ne voit passer aucun habitant : çà et là, on n’aperçoit qu’une négresse assise à une porte ou un enfant solitaire qui joue dans la poussière.

« À la Jamaïque il vaut mieux, comme dit M. Trollope, être rat des champs que rat des villes. La contrée est admirable, et le voyageur est consolé par la nature de la cherté des voyages, de l’absence d’hôtels et du mauvais état des chemins. Une partie de l’île est consacrée à la culture de la canne à sucre : mais la plus grande portion est encore couverte de forêts vierges et de jungles. Çà et là, en voyageant, on aperçoit les jardins ou réserves des nègres. Ce sont des lots de terrain qu’ils cultivent, pour lesquels ils payent quelquefois un loyer, mais où assez souvent ils s’installent sans rien payer.

« Ces réserves sont très-pittoresques. Elles ne sont point remplies, comme un jardin de paysan en Angleterre ou en Irlande, de pommes de terre ou de choux, mais elles contiennent des cocotiers, des orangers, des mangos, des arbres à pain et une quantité d’autres arbres à la végétation luxuriante, d’une grande taille et d’une remarquable beauté. L’arbre à pain et le mango sont charmants, et je ne connais rien d’aussi beau qu’un verger d’orangers à la Jamaïque. Ils ont en outre le yam, qui est au nègre ce que la pomme de terre est à l’Irlandais. On n’en mange, comme pour la pomme de terre, que les racines, mais la partie supérieure, formée de tiges grimpantes, est soutenue comme nos vignes.

« Je n’oublierai jamais le jour où je vis pour la première fois la végétation tropicale dans toute sa splendeur : peut-être le plus précieux de tous les arbres est le bambou. Il croît ou en bouquets, comme les groupes d’arbres qu’on voit dans les parcs anglais, ou, ce qui est plus commun quand on le trouve à l’état indigène, en longues allées le long des cours d’eau. Le tronc des bambous est un large tube creux, et ils n’ont de feuilles qu’au sommet. Leur grande élévation, la grâce de leur courbe, l’extrême épaisseur de leur feuillage qu’ils marient en se groupant par centaines, produisent un effet que rien ne peut surpasser.

« Le cotonnier est presque aussi beau quand il est isolé. Le tronc de cet arbre s’élève majestueusement et a de magnifiques proportions : il est ordinairement droit et n’étend ses branches qu’à la hauteur où atteindrait la cime de nos arbres ordinaires. La nature, pour supporter une semblable masse, l’a armé de larges racines qui s’élèvent comme des contre-forts jusqu’à vingt pieds au-dessus du sol. J’en ai mesuré plus d’un qui avec ses racines avait plus de trente pieds d’épaisseur. Du sommet, les branches s’étendent avec une luxurieuse profusion et couvrent un espace immense de leur ombre.

« Mais ce qui donne le caractère le plus frappant à ces arbres, ce sont les plantes parasites qui les environnent et qui sont suspendues de leurs branches jusqu’au sol en lianes d’une force étonnante. Ces parasites sont de plusieurs sortes ; le figuier est un de ceux dont les embrassements sont le plus vivaces. Souvent il est si développé que l’arbre lui même disparaît et qu’on ne s’imagine plus qu’il soit au-dessous. Quelquefois les parasites étouffent l’arbre avant qu’il ait pu atteindre toute sa croissance ; mais quand il a pu se développer à temps, ils ne font plus que l’orner. Chaque branche est couverte d’une merveilleuse végétation, de plantes de mille couleurs et de mille espèces. Les unes tombent en longues et gracieuses lianes jusqu’au sol, les autres pendent en boules de feuilles et de fleurs entremêlées. »


Les planteurs et les nègres. — Plaintes d’une Ariane noire.

Après la contrée, il faut bien parler des habitants. La race blanche et la race noire, désormais affranchie, se trouvent en présence : en lisant les jugements que porte sur elles M. Anthony Trollope, on sent trop qu’il obéit quelquefois, sans le savoir peut-être, à l’influence des planteurs avec lesquels il s’est trouvé naturellement plus en contact ; il se rend l’écho de leurs regrets, de leurs passions ; il oublie trop souvent que le mal ne peut s’effacer en un jour, et que l’esclavage est une très-mauvaise préparation à l’exercice de la liberté : ces restrictions faites, voyons comment M. Trollope apprécie noirs, hommes de couleur et blancs, et quelle idée il se fait de l’avenir de cette population mélangée.

« Aucun Anglais, aucun Anglo-Saxon ne serait ce qu’il est aujourd’hui sans cette portion d’énergie sauvage qui nous vient de nos ancêtres Vandales. N’est-il pas permis de supposer qu’un temps viendra où la race qui habitera ces îles charmantes, formée par la nature pour leur brûlant soleil, aura dans son sang une portion de l’énergie morale du nord, et devra sa force physique à des ancêtres africains ? cette race alors ne sera pas plus honteuse du nom de noire que nous ne le sommes de celui de Saxon.

« Mais que faire, en attendant, de notre ami le noir, à son aise couche sous le cotonnier et refusant de travailler après dix heures du matin ?

« Non, merci, maître, fatigué maintenant, pas besoin d’argent. »

« Telle est la réponse que le planteur suppliant reçoit quand vers dix heures du matin il prie son voisin noir de retourner dans les champs de cannes et de gagner son second schelling, ou quand il le prie de travailler plus de quatre jours par semaine, ou le supplie à Noël de se contenter de dix jours de loisir. Ses cannes sont mûres, il faut les porter au moulin ; mais qu’importe au nègre ?