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dire, dans cette circonstance, autant par leur aversion pour le crime, que par leur déférence profonde aux ordres du magistrat.

L’isolement du pays, en le mettant à l’abri des révolutions presque incessantes dans les provinces voisines, a eu du moins pour résultat de préserver ses habitants de leurs tristes conséquences. La manière de vivre du Paraguayo, ses occupations agricoles, ses habitudes sédentaires, tranquilles ; une placidité qu’aucun événement soit extérieur, soit intérieur, ne vient troubler, le maintiennent dans des dispositions d’une remarquable douceur ou, à parler vrai, d’une indifférence complète. Dans son patriotisme aveugle, il ne voit rien au delà, il ne met rien au-dessus de son pauvre pays, dont ses chefs lui exagèrent à tout propos la fertilité et l’importance. Pour lui, le monde finit aux confins de la république. Parfois, il entend parler de l’Europe, et plus souvent de Buenos-Ayres ; mais il n’en sait que ce qu’on veut qu’il en sache, c’est-à-dire, ce qu’il en apprend par hasard du juge de paix de son district, auquel parvient chaque semaine le journal souvent rédigé par le président, et toujours publié sous ses yeux. La feuille officielle arrive-t-elle enfin, après de longs jours d’attente ? Quelques amis en petit nombre, fonctionnaires tous ou à peu près, aussitôt convoqués, se réunissent chez le magistrat qui fait la lecture des articles du « Suprême Gouvernement, » lentement, avec gravité, en coupant sa lecture de quelques apostrophes à l’adresse autrefois de Rosas, aujourd’hui sans doute du Brésil ou des Nord-Américains, suivant les circonstances et les besoins de la politique du moment. La lecture achevée, la prose officielle va dormir précieusement enfermée dans un coffre de cuir qui la met à l’abri de la dent des insectes.

Après le dévouement absolu des magistrats de tout rang aux fonctions qui leur sont confiées, et sur la même ligne, il faut placer leur désintéressement. Tous tiennent à honneur de servir leur pays (el Estado, la Patria), et ils le servent avec un zèle qui ne se dément jamais. Là, presque toutes les fonctions sont gratuites ; celles qui très-exceptionnellement émargent au budget, le grèvent de sommes on ne peut plus minimes. Point de gros traitements[1]. Le respect de la chose publique est descendu dans la classe la plus infime de la population, et l’on ne saurait citer un exemple d’improbité envers l’État, même de la part du plus nécessiteux. Puisse cet exemple trop rare devenir contagieux dans les autres républiques du nouveau monde, et même un peu dans l’ancien !

Ce qui précède laisse assez prévoir ce que l’on doit attendre de la population, et les ressources qu’elle peut offrir au gouvernement au point de vue militaire. Plein de confiance en lui-même et dans ses chefs, inaccessible à l’enthousiasme, prévenu par un effet de l’éducation contre tout ce qui est étranger (tagüe), soumis jusqu’à la plus entière abnégation, le soldat paraguayo, peu propre à la guerre offensive, possède de précieuses qualités pour la défense de son pays, que l’Europe entière, dont il n’a aucune idée, ne saurait à ses yeux égaler en puissance et en richesse. En inspirant à ses concitoyens un patriotisme aveugle, mais qui peut devenir entre des mains habiles un levier puissant, si le dictateur a fait naître au dehors une idée exagérée des forces de son pays, il lui a montré qu’il pouvait conquérir l’indépendance : en lui enseignant l’art difficile de l’obéissance, il lui a donné le moyen de la conserver. Déjà cette politique a porté ses fruits. On retrouve dans notre hémisphère, chez quelques peuples du Nord, la sobriété, le flegme et la résignation de l’habitant du Paraguay, et l’on a pu dire, non sans raison, qu’il était le Russe de l’Amérique.


Le Quartel del Cerito.

Le président Lopez repousse hautement les prétentions de la confédération Argentine et de la Bolivie à la propriété exclusive du Grand-Chaco, immense contrée presque inconnue encore, située à l’occident du Rio-Paraguay, sur laquelle les autorités espagnoles établirent à plusieurs reprises des postes et des blockhaus pour contenir les hordes sauvages et défendre la province de leurs incursions (voy. t. III, p. 321). Le fort Bourbon ou Olympo fut fondé en 1792, et plus tard on créa l’établissement du Quartel del Cerrito, à cinq lieues de l’Assomption.

Plusieurs motifs m’ayant fait prendre la résolution d’aller passer quelques jours au Quartel, j’en fis part au président, qui voulut bien mettre à mes ordres un canot et quelques hommes. La voie de la rivière est plus longue, mais elle est aussi plus sûre. Je quittai donc l’Assomption dans une après-midi du mois d’août, et après avoir passé la nuit dans un des postes de la rive gauche (ils sont de ce côté très-rapprochés), je débarquai de bonne heure le lendemain dans une clairière ouverte à travers les arbres qui bordent le fleuve. Là se trouvait un piquet de soldats, d’où j’expédiai un exprès (chasque) au commandant du fort qui vint à ma rencontre en m’amenant des chevaux et une escorte.

Nous partîmes, et après une demi-heure de marche, nous aperçûmes le Quartel. L’emplacement du poste paraît bien choisi. Placé au centre d’une plaine découverte, sur une élévation peu considérable, mais d’où la vue s’étend sans obstacle, il est, de jour, à l’abri d’une surprise. Grâce à l’exhaussement du sol, les pâturages qui l’environnent, d’excellente qualité, se trouvent hors de l’atteinte des inondations du fleuve, et les troupeaux y multiplient dans d’incroyables proportions.

L’établissement consiste en un long bâtiment couvert en paille, dans lequel logent, d’un côté, le commandant et son second (alferes), de l’autre, les soldats. Au milieu s’ouvre une large porte qui donne accès dans une pièce destinée aux armes et aux munitions. J’y ai remarqué un petit canon de bronze, espèce de pierrier monté sur un affût de campagne. À ce corps de logis principal sont adossées d’autres dépendances consacrées aux usages domestiques.

  1. Qu’on en juge. Le président touche annuellement huit mille piastres (43 200 fr.) ; l’évêque cinq cents piastres (2 700 fr.). Les officiers de l’armée ont une paye insignifiante, et les simples soldats ne reçoivent que la nourriture et l’habillement.