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une ceinture de cette orfèvrerie du Caucase en argent niellé, d’où pend un petit poignard et un pistolet d’un travail curieux, armes inoffensives, et que, cependant, leurs belles propriétaires sauraient, en cas de besoin, échanger contre celles plus meurtrières que portent les hommes[1] qui, eux, ne les déposent jamais. Une sorte de surtout en velours nacarat foncé, à manches pendantes par derrière, garni de fourrures de prix, orné sur la poitrine de trois gros brandebourgs en orfévrerie, recouvre les Géorgiennes pendant l’hiver ; l’été elles s’enveloppent d’une large et longue pièce de cotonnade blanche, nommée tchadré, qui, se mettant sur la tête comme une mantille, retombe jusqu’à terre, serrée à la taille, non par une ceinture, mais par la pression des coudes.

Après avoir mis pied à terre pour entrer dans l’antique cathédrale, récemment restaurée par le prince Gagarine, qui a fait des recherches consciencieuses couronnées de succès pour la remettre dans son état primitif, après y avoir rendu grâces à Dieu pour l’heureuse arrivée du namestnik, le cortége se remit en route pour le palais du gouvernement où le prince Bariatinsky reçut les félicitations de tout le monde officiel, et le soir un grand dîner réunissait les principaux fonctionnaires du Caucase.

Ce dîner fut interrompu avant la fin du premier service par un bruit de flûtes rustiques et de tambourins qui semblait venir et venait en effet du dehors. Je ne fus pas des derniers à quitter la table et à me précipiter vers la galerie ornée de colonnes qui règne au premier étage du palais. Un singulier spectacle m’y attendait : la place était couverte d’un immense concours d’hommes, tous un petit cierge allumé à la main ; de toutes les rues qui en rayonnent affluaient de longues lignes de lumières venant se réunir à la masse principale. C’étaient les corporations de Tiflis[2], musique et drapeau en tête, qui accouraient pour féliciter le namestnik sur son heureuse arrivée. Lorsqu’il parut sur la galerie, un formidable hourra accueillit sa présence ; au même moment plusieurs cercles se formèrent aux dépens des côtes des assistants, tant ils étaient serrés, puis la musique redoubla avec une espèce d’acharnement, et les beaux danseurs de chaque corporation exécutèrent cette danse singulière que j’avais déjà vue souvent au Caucase, que les Russes nomment la lesguinka et les Géorgiens lékoury. Généralement un seul danseur se place au milieu du rond où, parfois manœuvrant sur la même place, il exécute une sorte de trépignement, tantôt sur le talon, tantôt sur la pointe du pied, assez semblable au zapateado espagnol ; puis s’élançant en avant il parcourt vivement le tour du cercle en continuant les mêmes pas et faisant avec les bras des mouvements qui m’ont rappelé ceux de nos anciens télégraphes. Parfois aussi un homme et une femme sont les acteurs de ce ballet, que ne dédaigne pas la plus haute société géorgienne ; j’y ai vu exceller le prince D*** et les princesses O***, T***, M***. — C’est alors toujours la même figure qui dure depuis la plus haute antiquité : Apollon poursuivant Daphné, mais une Daphné coquette, qui préfère ne pas être changée en laurier. Rien n’est d’ailleurs plus gracieux que cette danse : la jeune femme tient toujours les yeux baissés, et tout, jusque dans les ondulations de sa robe, est chaste et noble.

Quelques jours après notre arrivée, à l’occasion de la fête de Saint-Georges, le prince Bariatinsky convoquait dans le frais jardin du palais tous les chevaliers de cet ordre, au nombre de plus de sept cents ; généraux, officiers et soldats[3]. Ce nombre ne doit pas étonner au Caucase, où les actions de guerre sont pour ainsi dire l’état journalier. Le repas et le service étaient les mêmes pour tous sans distinction, puis la musique militaire fit entendre ses joyeux accents, et la lesguinka commença. Je me promenais autour des tables avec le brave général prince Béboutoff, le vainqueur de Kurngh-Darah et de Bach-Kadi-Klar dans la dernière guerre, lorsqu’un groupe de soldats s’approcha de lui ; bientôt, malgré sa résistance, il est enlevé sur les bras de ses anciens compagnons d’armes, qui, après lui avoir fait faire trois mouvements ascensionnels de bas en haut, le déposèrent respectueusement debout ; j’étais témoin d’une espèce d’élévation sur le pavois.

Au commencement du carême, le vénérable patriarche Narsès, le pape des Arméniens, mourut à un âge très avancé pendant un voyage qu’il avait fait à Tiflis. Je fus témoin, à cette occasion, d’une magnifique cérémonie funéraire. J’avais eu plusieurs fois l’honneur de me trouver en compagnie du patriarche, et je voulus lui donner un dernier témoignage de respect en assistant à ses funérailles. Le service eut lieu dans l’antique cathédrale arménienne, fortifiée, qui s’élève près du Koura dans l’ancien Tiflis, avec toute la pompe que l’on déploie en semblable circonstance ; puis on conduisit la dépouille mortelle du pontife vénéré vers sa dernière demeure, le couvent d’Echmiadzine près d’Érivan, au pied du mont Ararat, séjour habituel des patriarches arméniens, leur siége pontifical, et le lieu de leur sépulture.

Je pourrais encore citer parmi mes souvenirs de Tiflis le bal donné par la noblesse et celui qu’offrirent la douma[4] et les marchands, peu de jours après, au prince

  1. Pendant la guerre passée, lors de la campagne en Asie de l’armée russe, la princesse Dadiane, veuve du souverain de la Mingrélie et régente, pour son fils, le prince Alexandre Dadiane, a fait lever en masse ses sujets pour les opposer à l’armée turque, et a toujours marché à leur tête pendant toute la campagne. Elle porte le grand cordon de Sainte-Anne de Russie et la médaille militaire de saint-Georges qui ne se donne que pour actions d’éclat à la guerre.
  2. À Tiflis, chaque métier, ou chaque commerce, forme une corporation régie par des syndics. On peut mettre en doute l’utilité de cette organisation en considérant les abus du monopole qu’elle exerce.
  3. L’ordre militaire de Saint-Georges ne se donne que pour faits de guerre bien et dûment prouvés ; les soldats désignent entre eux, après un combat, ceux qui sont les plus méritants. Cette croix, portée au cou, est une grande distinction. Il y a un an, il n’y avait pas de grand cordon de cet ordre ; Radetzky était le dernier qui l’eût obtenu. Jadis on était élevé de droit au rang de chevalier après vingt-cinq ans de service ; mais l’empereur Alexandre II a aboli cet usage.
  4. La ville, ou mieux l’hôtel de ville. Par douma, on entend le