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nous atteignîmes le fort Saint-Germain et la petite ville du nouveau Biskra où nous devions résider.

Pour moi, le moment de l’arrivée n’a pas été sans émotions. Ce n’était pas seulement le spectacle d’une belle végétation tropicale qui frappait mon imagination ; mon esprit était préoccupé de la manière dont j’allais être reçu par le commandant supérieur, et je ne pouvais m’empêcher de craindre le pire, c’est-à-dire le cas où, soit par raison politique, soit par défiance de mes forces ou par un faux intérêt pour mon sec individu, on me refuserait la liberté d’aller plus loin. Heureusement, ces craintes étaient mal fondées, et j’ai trouvé dans M. le colonel Séroka un homme bienveillant et éclairé, auquel j’ai eu le bonheur de plaire. Il m’a déclaré tout d’abord que ce que je demandais, c’est-à-dire d’aller à l’Oued-Mezab, était très-facile, et comme il se trouve en ce moment une petite colonne de Mezabites qui retournent dans leur pays et qui vont partir incessamment, il a donné des ordres pour qu’on me procurât les dernières choses qui manquent encore à mon équipement, et m’a mis en relations avec mes futurs compagnons de route. Parmi ces derniers, il y en à deux qui me plaisent beaucoup. Comme tous les Mezabites, ce sont des gens distingués ; l’un d’eux, quoique fort jeune (il doit avoir mon âge, dix-neuf ans), a fait le pèlerinage de la Mecque et a visité le Caire. Je l’ai gagné bien vite, en lui montrant un livre arabe et en en lisant quelques lignes avec lui. L’autre est un commerçant aisé et un excellent homme Je viens de causer avec notre « khébir » ou guide, et j’ai bien vu que je lui faisais plaisir en lui nommant tous les endroits, à droite et à gauche de la route que nous allions prendre, pour savoir si nous les toucherons. Tu vois que comme mon prédécesseur et maître dans l’art, Victor Jacquemont Bahadour, j’ai autant de succès auprès des Européens qu’auprès des indigènes.

M. Séroka sait que le Touat est le but de mon expédition ; un soir, il me dit : « Vous auriez quelque chose de bien beau à faire, ce serait d’aller au Touat. » Ainsi provoqué, je n’ai pas eu de peine à lui avouer que c’était précisément l’objet que j’avais en vue, et que je n’attendais qu’une occasion pour m’y rendre.

Une des choses qui m’ont le plus occupé pour mon départ dans le désert, a été le choix d’une monture. Il m’a semblé que pour un voyageur qui veut faire un levé du pays, tout en marchant, le chameau était un animal incommode, et je me suis décidé à acheter un grand âne de Tunis qui m’a coûté un peu cher (70 fr.), mais qui joint à l’avantage de boire fort peu celui d’être une monture très-digne d’un savant et d’un futur académicien. Je crois que notre petite caravane, qui montera à au moins douze hommes, partira samedi. Voyageant à petites étapes, nous mettrons de huit à dix jours pour arriver à Ghardaya, où je vais résider tout l’été. Maintenant, un mot sur Biskra.

Biskra est en été un des pays les plus chauds du globe. La température ne s’abaisse que médiocrement pendant la nuit. Il faisait aujourd’hui 28°.8 à cinq heures du matin ; à deux heures et demie, le thermomètre marquait à l’ombre 41°.4. Juge ce que ce sera le mois prochain. Je ne me plaindrais pas de cette température élevée, pas même du sirocco qui l’accompagne, si ce pays n’était pas le domaine des mouches qui, maintenant, arrivées à la limite de leur existence, semblent vouloir tourmenter les humains pour le reste de l’été. Dans quelques jours, l’excès de la chaleur va les tuer.

Quant aux jardins de dattiers, Laghouat est de beaucoup supérieur à Biskra pour le pittoresque. Ici, les jardins sont quelquefois entrecoupés par des champs de céréales, tant il y a de place ; à Laghouat, au contraire, tout est planté d’arbres et l’on ne perd pas un pouce de terre. Ensuite Biskra est trop grand pour que l’on puisse saisir d’un coup d’œil l’ensemble de l’oasis, et enfin la partie de la ville que j’habite est tout à fait séparée des plantations.

Le caractère saillant de Biskra réside plutôt dans sa population, ou pour mieux dire dans une partie de sa population ; et, obéissant à mon devoir, qui est d’observer tout, les scorpions et les cailloux de très-près, les étoiles et les jolies Bédouines d’un peu plus loin, je vais tâcher de t’en donner une idée. Biskra est une ville de bamboches : les flûtes et les timbales n’y ont de repos ni jour ni nuit ; et autant Leipsick possède de restaurants, Londres de cabarets, autant Biskra a de cafés chantants et dansants, naturellement en proportion de son étendue. Il va sans dire que la population dont je parlais tout à l’heure se compose de jeunes personnes un peu légères, du moins pour le moment. Et ceci est un trait de mœurs peut-être unique au monde. Il y a une tribu, la plus considérable de celles qui peuplent l’Algérie, celle des Ouled-Nayl, dont j’estime beaucoup le caractère ouvert quoiqu’un peu brusque et l’hospitalité vraiment patriarcale ; dans cette tribu règnent de singulières idées au sujet de la morale.

Lorsque chez les Ouled-Nayl, un chef de famille, ce que l’on aurait appelé un patriarche au temps d’Abraham, se trouve dans le besoin, il envoie ses filles dans une ville voisine en leur disant, je ne puis savoir en quels termes : « Allez et gagnez le plus de douros que vous pourrez. » Elles savent bien qu’à leur retour, plus elles en auront gagné, plus vite elles trouveront à se marier, non pas à cause de l’argent, qui revient au père, mais à cause du fait par lui-même ; et alors elles sont autant honorées sinon plus que celles de leurs compagnes qui n’ont pas eu le même sort. Je n’ai pas de raison pour douter qu’elles enseignent une morale très-pure à leurs filles. Biskra est le rendez-vous de toutes ces Nayliya.

Le soir même de mon arrivée, j’ai été me promener dans la ville avec M. Dufourg, le plus riche commerçant de la localité auquel j’avais été adressé, et voyant toutes les rues bordées de lanternes, je crus de loin que c’était une illumination. En approchant, je vis que chaque lanterne indiquait que dans la maison habite une Nayliya ; elles sont du reste pour la plupart, assises tranquillement devant leur porte, et font étalage de leurs toilettes qui, à mon avis, sont trop écrasantes.