Page:Le Tour du monde - 04.djvu/187

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demander de me montrer les chroniques de leur ville ! Où ai-je appris les convenances ?

Le chef des Tolbas porte le titre de cheik Baba, et j’ai fait plaisir à mes amis en leur racontant qu’il y avait chez nous une secte religieuse, dont le chef prenait aussi le titre de « Baba » ou Père. Aujourd’hui, le cheik Baba, ne voulant pas profaner la sainteté de sa personne, a rompu avec les caïds, et avec l’assemblée dont la politique est d’obéir à l’autorité française. Le cheik Baba s’est donc retiré du monde politique, il a même renoncé à gouverner les Tolbas, du moins en partie, et il ne sort presque pas de son habitation, où il vit comme le dernier des particuliers, travaillant de ses mains à l’entretien de son jardin. Je n’ai naturellement aucune prétention aux politesses d’un homme aussi saint et aussi puissant ; mais on n’a pas manqué de me faire remarquer que le cheik Baba n’était pas venu me rendre visite, et que le motif de cela est qu’il n’aime pas les Roumis. Je tiens absolument à voir Sa Sainteté, et je compte lui arracher un sourire en lui citant la parole bien connue : Si la montagne ne vient pas à toi, vas à la montagne.

Il y a peu de jours, mon domestique était en train de me verser du café, lorsque le muezzin commença son chant du Maghreb. Je fus surpris de le voir se lever en sursaut, et, au même moment, partit de toutes les maisons un concert de cris stridents, par lesquels les femmes des musulmans expriment leur joie. J’appris que la cause de tout ce mouvement était que depuis un mois, par suite d’une dispute entre les Tolbas, la mosquée avait été fermée et le muezzin n’avait pas rempli ses fonctions. Aujourd’hui, son appel annonçait que la réconciliation avait eu lieu entre les Tolbas. Cela ne ressemble-t-il pas à ce qui se passait dans le monde catholique il n’y a pas encore longtemps ?

Venons maintenant à la législation du pays, qui est toute différente de celle en usage dans les villes arabes et berbères de ces contrées. Je n’entreprendrai pas de traiter ce sujet à fond, mais je crois être en mesure de te faire connaître les dispositions principales de la loi. La peine de mort n’existe pas. Celui qui tue un mnsulman, que la victime soit un Beni-Mezab, un mulâtre ou même un esclave libéré, est frappé d’une amende de 2400 francs (1200 réaux) ; cette somme est remise aux parents de la victime, c’est la diya ou le prix du sang. Le meurtrier paye, en sus, 200 francs à la municipalité. Comme la valeur de l’argent n’est pas la même ici que dans le nord de l’Algérie, j’ajouterai que ces deux sommes réunies représentent la valeur d’un troupeau de plus de 340 moutons. Le montant de l’amende diminue dans les cas suivants : Si la personne tuée est une femme musulmane, l’amende est réduite à 1300 francs, dont 100 à la municipalité ; si c’est un juif, la peine est la même que pour la femme musulmane ; si c’est une juive, elle n’est plus que de 800 francs ; enfin, si c’est un musulman qui tue son esclave, il paye 200 francs à la municipalité. L’année dernière, on a eu à infliger deux fois cette dernière peine et une fois la précédente. Le meurtrier d’un musulman et d’une musulmane est, de plus, exilé du pays. Mais, chose curieuse, si deux hommes se battent, que l’un d’eux prenne une pierre et en frappe son adversaire, même jusqu’à ce que mort s’ensuive, sa peine ne consiste qu’en une légère amende de 2 francs ; si, au contraire, il lance la pierre, même sans le blesser, l’amende monte à 10 francs. Comment accorder ces bizarreries ? Sans doute parce que dans le premier cas, on suppose la lutte, et dans le second une violence contre laquelle l’adversaire ne peut se défendre. — Celui qui vole, peu importe la valeur de l’objet soustrait, paye une amende de 50 francs et est exilé pour deux ans. Celui qui se dispute et dit des injures doit payer 10 francs. Si l’insulté est un juif, l’amende est de 1 franc ; si c’est une juive, de 50 centimes. Un empiétement sur le terrain d’un voisin entraîne une amende de 25 francs.

J’arrive à la pénalité qui m’a paru la plus singulière et la plus caractéristique : un homme qui adresse la parole à une femme dans la rue est banni pour jamais du pays et paye avant de partir une amende de 200 francs, mais il faut que la femme soit venue en personne se plaindre. J’ajouterai qu’aux yeux des Beni-Mezab, le dernier outrage fait à une femme est une faute moins grave, puisque dans ce cas ce n’est pas l’exil perpétuel, mais un simple bannissement qui ne dure que quatre ans.

Pour empêcher que le prix des céréales n’augmente trop, il est défendu de vendre à un étranger pour plus d’un douro de grains.

Quant aux peines pour infraction aux préceptes de la religion, elles sont d’une autre nature ; ainsi, celui qui fume n’a pas droit aux aumônes, et lorsqu’il meurt, il n’est pas enseveli par les « Tolbas. » À plus forte raison en est-il de même pour celui qui boit de la « mehiya, » liqueur alcoolique que préparent les juifs. L’usage de cette liqueur est même interdit aux israélites, ce qui ne les empêche pas de s’y adonner en cachette. Je rencontre souvent deux magnifiques porto-noses veinés de rouge cramoisi et de violet, qui témoignent amplement du faible de leurs possesseurs pour l’esprit de dattes.

Tu me demandes quelques détails sur l’économie des ménages chez les Beni-Mezab, sur les profits des professions, sur la manière dont les grandes fortunes du pays ont pu s’accumuler. Je m’étais déjà occupé de ces questions, et voici ce que j’ai recueilli à ce sujet. Les dépenses d’un ménage sont très-limitées ; un Beni-Mezabite de mes amis, qui est dans l’aisance, me disait que dans sa maison, où il avait trois personnes a entretenir, il ne dépensait pas cent francs par mois. Il y a des ménages où les dépenses sont beaucoup atténuées et quelquefois compensées par le travail de la femme. Celle-ci s’occupe à tisser des burnous, et pendant la grande chaleur du jour, au moment où les hommes font leur sieste, on entend dans presque toutes les maisons le bruit des métiers en mouvement. Je tiens de bonne source qu’une femme intelligente peut tisser en six ou sept jours un burnous qui se vend de quatre à cinq douros ; cependant, d’ordinaire une seule travailleuse met quinze jours à faire ce burnous. Il faut retrancher environ deux douros