Page:Le Tour du monde - 04.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

admis chez elle, il suffit d’avoir une toquade (passez-moi l’expression) pour la musique de Verdi. Cette musique est le motif de la pièce et l’occasion du formidable malentendu que je vais avoir à vous raconter.

Polichinelle est fort embarrassé dans cette maison, parce qu’il ne connaît pas le Trovatore. Il prie donc Achille de lui raconter la pièce, pour qu’il ne fasse point la figure d’un idiot. Achille la lui raconte ; mais comme ce poëme est fort compliqué (les habitués de l’Opéra doivent en savoir quelque chose), et que Polichinelle coupe le récit d’interruptions qui l’embrouillent encore, il en résulte que le pauvre diable entend sens dessus dessous, à tort et à travers. Il confond tous les rôles, et voici comment il explique le libretto de l’opéra : « C’est l’histoire, dit-il, d’une atroce coquine, appelée Éléonore, qui, après avoir fait l’amour avec le comte et don Henri, qui a été condamné à mort, fait une partie de campagne avec un certain don Roch, qui fumait sa pipe, et là, rassemblant un panier de bois, l’allume et y jette son propre enfant, nommé don Peppino, qui meurt dans les flammes. »

Aussi, quand don Filogonio, patron de Polichinelle, vient lui demander le résultat de sa mission et ce qu’il pense d’Éléonore, le pauvre valet, la tête encore toute pleine de cet opéra sinistre, répète à son maître la jolie histoire que je viens de vous raconter… Je vous laisse à penser l’horreur de don Filogonio (rôle admirablement bien joué par Altavilla lui-même), lorsqu’il apprend que la femme qu’il voulait épouser a deux amants et, de plus, un enfant qu’elle a brûlé vif ; il sort terrifié de cette maison maudite en la vouant à l’exécration du monde.

Voilà le premier acte : est-il assez carré, comme on dit au théâtre, et ne contient-il déjà pas de quoi épuiser l’imagination de quatre à cinq vaudevillistes ? Eh bien ce n’est qu’un acte d’Altavilla, qui, avec une verve intarissable, en a bien fait six cents pareils, et qui les a faits toujours seul… et qui toujours est pauvre !

Pendant l’entracte, l’acquaiolo voisin envoie dans la salle des verres d’eau glacée et blanches de sambuc. Elle coûte un demi-sou le verre (et le billet de parterre, quinze sous). Après cette libation, on a fait provision de fraîcheur jusqu’au troisième acte.

Je ne veux pas, monsieur, continuer jusqu’au bout l’analyse détaillée de cette pièce ; elle perd tout à la dissection, sa gaieté d’abord qui est éclatante, inépuisable, et surtout le charme de ce dialecte exubérant qui ressemble à la langue de Rabelais.

Je vous dirai donc en deux mots la fin de l’histoire. Don Filogonio, furieux, épouse la première bonne fille qu’il rencontre et qui lui montre un peu d’affection. Cette fille se trouve être la cousine d’Éléonore, la pauvre Nicolette. Et ce n’est pas tout. Les trois cousines ont un oncle qui vient de mourir en léguant sa fortune à celle des trois qui se mariera la première. Le testament connu, je vous laisse à penser la précipitation d’Éléonore, qui, à la place du Filogonio qu’elle vient de perdre, épouserait le diable, s’il le fallait, pour avoir l’héritage. Mais il est trop tard, la Nicolette est déjà mariée. Comme elle est bonne fille, elle abandonne une forte somme à sa cousine, de qui, dans les mauvais jours, elle avait reçu six ducats pour s’acheter une robe en laine et coton. Et tout finit pour le mieux, Achille épousant sa Juliette, et Polichinelle sa Térésine.

Seul, le baron Mollamolla n’est pas content. Ce fripon démasqué doit se sauver à toutes jambes, après avoir failli épouser Éléonore. Avant de prendre la fuite, il a fait une renonciation à la main de la dame, et cette renonciation en style de loi, dictée par Polichinelle, est la parodie la plus bouffonne que j’aie jamais vue en aucun pays. Le Turc de M. Jourdain et la médecine du Médecin malgré lui sont du comique sérieux à côté du grimoire de Polichinelle.

La comédie finit par un divertissement où l’on travestit une scène du Trovatore. C’est un seul éclat de rire jusqu’au dernier mot…

Heureux peuple !


V

Petits métiers : le marchand de bouts de cigares, le décrotteur, l’acquaiolo, le marinaro. — Les pêcheurs. — Leurs priviléges. — Mot d’un batelier à un officier suisse. — Les pêcheurs de corail. — Conseils aux voyageurs. — Prophétie de saint François de Paule. — Sainte-Lucie. — Festins populaires et religieux. — L’eau soufrée. — Les Luciens et les Luciennes. — Duels populaires à coups de couteau. — Une rixe entre femmes.
Vieux bourgeois. — Dessin de Ferogio.

Puisque nous sommes au môle, monsieur, restons au bord de la mer, c’est là que nous verrons le peuple le plus nombreux et peut-être le plus curieux de Naples. Dans l’intérieur de la ville, il y a des types bizarres et des métiers fabuleux : le marchand de bouts de cigares, par exemple, qui passe la nuit avec sa lanterne de chiffonnier pendue au bout d’une corde, à chercher dans les coins de rue, parmi les balayures, les rebuts des fumeurs qu’il fait sécher au soleil et revend aux pauvres gens. Il y a aussi le vendeur encyclopédique, le lazzarone qui est propre à tout et qui change de métier à toute heure du jour. L’hiver, il vend de l’eau-de-vie le matin ; à midi il s’établit devant les cafés et cire les bottes aux consommateurs. Je ne ris pas, c’est l’usage. Il ne s’agit point ici du café de l’Europe, le seul connu des étrangers : il n’a rien de remarquable. Je vous parle des vrais cafés de Naples, ceux ou l’on a une demi-tasse (ana solita) pour deux sous. Les bourgeois du pays y descendent avec toute la boue de la veille et s’assoient devant le café, dans la rue. Le décrotteur arrive et leur